La Zlecaf est accueillie tièdement par le secteur privé malgache qui estime que tous les préalables ne sont pas encore réunis pour que la Grande île puisse sortir gagnante de ce marché. Explications avec Alain Pierre Bernard, vice-président de la commission commerce du GEM et qui a été notamment conseiller régional en politique commerciale pour le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).
Pourquoi Madagascar traine-t-il des pieds dans ratification de l’accord commercial de la Zone de libre-échange continentale Africaine (Zlecaf) ?
Alain Pierre Bernard (A.P.B.) : Madagascar fait face à de nombreuses contraintes grevant lourdement sa compétitivité. Elles se rencontrent surtout au niveau national, dans le domaine de l’environnement des affaires et dans la faiblesse des infrastructures, sans que les mesures adéquates soient concrètement prises. Les priorités du régime actuel semblent être ailleurs… Cette situation engendre une perte de confiance des investisseurs et du secteur privé, se traduisant par une faiblesse des investissements productifs. Il en résulte une faible capacité d’offres d’exportation de la Grande île. Le risque, à terme, est que les produits importés envahiront le marché malgache, sans que nos entreprises soient capables, en contrepartie, d’augmenter leur offre d’exportation en produits et services concurrentiels, diversifiés et de qualité. Madagascar serait alors juste un marché pour les autres pays, sans pouvoir bénéficier des opportunités d’ouverture que constituent les différents accords commerciaux signés.
Il faut que les potentialités deviennent des réalités. C’est la raison pour laquelle le secteur privé malgache recommande de ne pas encore ratifier l’accord sur la Zlecaf sans la résolution effective des diverses contraintes qui grèvent lourdement la compétitivité de Madagascar. Il est urgent d’avoir une réelle volonté politique (asa fa tsy kabary!), au plus haut niveau de l’État et à tous les niveaux de l’administration publique pour améliorer la compétitivité ainsi que la situation macroéconomique et sociale. Il en résultera la restauration de la confiance du secteur privé et de la population.
Actuellement, le secteur privé fait face à une multitude de tempêtes (inflation, dévaluation de l’ariary…). Comment affronte-t-il le contexte actuel ?
A.P.B. : L’on assiste à un déficit de communication entre le pouvoir en place et le reste de la population (le secteur privé, la société civile, la population vulnérable, les politiques…). Les responsables actuels n’écoutent pas et n’entendent pas les attentes de la population. Ils n’anticipent pas les vrais besoins. Aussi, les mesures proposées par les autorités publiques ne correspondent-elles pas aux véritables enjeux auxquels fait face le pays. Comme conséquence, cette situation entraîne une rupture du contrat social et une perte de confiance envers les gouvernants.
Au sein du secteur privé, cette perte de confiance est due à un déficit du dialogue public-privé ainsi qu’à diverses contraintes dans l’environnement des affaires et dans les infrastructures qui grèvent lourdement la compétitivité de la Grande île. Cette perte de confiance entraîne des impacts préjudiciables au plan économique et social. Or, dans tout pays, c’est le secteur privé qui produit, qui crée des emplois et qui génère la croissance. D’où l’importance de restaurer rapidement cette confiance.
Quels pourraient être les gains induits par la remise en confiance des investisseurs et du secteur privé ?
A.P.B. : Sur les plans macroéconomique et social, la restauration de la confiance des investisseurs et du secteur privé et la levée des diverses contraintes à l’environnement des affaires permettront d’attirer les investissements productifs tant locaux qu’étrangers. Cette dynamique accroîtra les créations de nouvelles entreprises dont le pays a tant besoin. Des emplois pourraient être ainsi proposés aux cohortes de 530 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail seront octroyés. D’éventuelles crises sociales pourraient ainsi être évitées et une large redistribution des revenus contribuera à la lutte contre la pauvreté.
Cette confiance restaurée favorisera l’augmentation du nombre des entreprises, permettant ainsi l’élargissement de l’assiette fiscale. Les finances publiques s’en trouveront améliorées, en passant d’une fiscalité actuellement essentiellement basée sur les recettes douanières à une fiscalité directe basée sur la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA), avec l’augmentation du nombre des entreprises. En effet, les recettes douanières diminueront inexorablement, suite aux baisses tarifaires générées par les divers accords commerciaux signés par Madagascar.
En outre, l’amélioration du climat des affaires et les investissements productifs déboucheront sur l’augmentation et la diversification de l’offre d’exportation en biens et en services innovants, compétitifs et de qualité. Au final, davantage de devises étrangères amélioreront le positionnement de l’ariary et assureront une forte croissance régulière et pérenne pour le pays. Ceci contribuera grandement à l’atteinte d’un développement inclusif et durable.
Quels sont les facteurs entraînant la perte de confiance des investisseurs et du secteur privé et la non compétitivité de Madagascar ?
A.P.B. : L’environnement des affaires est difficile à Madagascar. Il existe une corruption active, sans application de réelles sanctions vis-à-vis des fonctionnaires et des personnes indélicates. Par ailleurs, des passe-droits existent encore au niveau de l’administration fiscale et des douanes. Les institutions sont faibles et une mauvaise gouvernance économique règne.
La continuité de l’État n’existe pas, du fait des trop fréquents changements au niveau des ministères et des interlocuteurs de l’administration publique. Il n’y a donc pas de capitalisation des acquis. À titre d’exemple, à la fin des années 80, la Grande île s’était engagée à supprimer toutes les taxes d’exportation. Cette mesure avait été adoptée afin d’améliorer la compétitivité des produits malgaches à l’exportation et d’augmenter les recettes en devises. Or, la Loi des finances initiale 2023 vient d’instaurer des droits de sortie pour certains produits d’exportation.
Ceci va à l’encontre des engagements pris antérieurement, car ces droits de sortie constituent de fait des taxes à l’exportation et grèvent la compétitivité des produits concernés. L’état de droit n’existe pas, car les règles du jeu ne sont pas toujours respectées. Il y a une perte de confiance dans la justice. Les investisseurs estiment ne pas avoir de recours lorsqu’ils s’estiment être victimes d’un déni de justice évident. L’état de droit doit être renforcé par la publication des décisions de justice accompagnées des explications idoines (jurisprudence). La situation sécuritaire est très alarmante. L’instauration d’un climat de confiance entre les investisseurs, le secteur privé, la justice et l’État s’avère indispensable.
L’environnement institutionnel actuel est-il propice à l’épanouissement du secteur privé ?
A.P.B. : Un État digne de ce nom doit jouer un rôle de facilitateur et de régulateur. Il doit assurer un environnement véritablement incitatif aux entreprises (rôle de facilitateur) et assumer également son rôle de régulateur pour faire respecter les règles du jeu concurrentiel. Ce qui n’est pas le cas à Madagascar. En effet, l’État est actuellement en train de concurrencer directement le secteur privé à la fois dans le domaine productif et commercial.
Ainsi, le pouvoir actuel a créé la State procurement of Madagascar (SPM), société anonyme à capitaux publics, pour l’importation de Produits de première nécessité (PPN) et de carburant. Le riz, largement importé par la SPM, est mis sur le marché à des prix subventionnés, concurrençant directement la production rizicole nationale. Cette situation décourage les producteurs locaux. En effet, ces derniers ne bénéficient d’aucun appui réel de la part des pouvoirs publics, soit en termes de semences améliorées, d’encadrement technique, de financement, de travaux d’irrigation, d’entretien des routes de desserte ou de sécurité. À terme, c’est la sécurité alimentaire du pays qui est en danger au vu du découragement des paysans. En outre, le programme d’approvisionnement de la SPM n’est pas transparent, ce qui fausse la programmation des importations de riz ou de carburant de la part des importateurs professionnels du secteur privé.
D’autre part, le ministère en charge de l’Industrie et du Commerce est en train de concurrencer les initiatives d’investissement privées en important directement et en implantant des unités de production dans diverses régions. Cette initiative est prise dans le cadre de sa politique de mise en place de pépinières industrielles ou One district, one factory (Odof). La programmation de ces investissements publics ne fait l’objet d’aucune étude ni d’aucune transparence, faussant ainsi les prévisions d’investissement du secteur privé qui s’endette pour financer ses projets.
Dans le passé, sous la deuxième République, le régime socialiste du Président Ratsiraka avait déjà fait ce genre d’erreur, avec les fameux “éléphants blancs”. Ces unités industrielles n’avaient fait l’objet ni d’études de faisabilité, ni d’études de rentabilité, ni d’études de marché. Elles n’avaient donc jamais fonctionné, mais avaient juste augmenté l’endettement de Madagascar.
Cet interventionnisme étatique est-il si néfaste ?
A.P.B. : L’on assiste à un interventionnisme de l’État sur les marchés qui fausse la règle de fixation des prix par le jeu de l’offre et de la demande. C’est actuellement le cas au niveau des marchés d’exportation de la vanille, avec le risque réel de perdre, à terme, d’importantes parts de marchés à l’exportation. Des effets négatifs sont d’ailleurs à craindre sur le Marché interbancaire des devises (Mid).
Ce ne sont là que des exemples. L’intrusion de l’État dans le domaine des affaires décourage les initiatives privées et les investissements productifs. Il est primordial que l’État cesse de concurrencer directement le secteur privé et de perturber le marché. La restauration de la confiance est à ce prix ! Comme on le disait déjà, il faut moins d’État, mais mieux d’État à Madagascar…
Par ailleurs, le Dialogue public-privé (DPP) se doit d’être effectif et non pas être du top-down comme c’est actuellement le cas. À titre d’exemple, la Loi des finances initiale 2023 fait référence au Plan émergence Madagascar (PEM). Or, ce dernier n’a pas fait l’objet de discussion ni avec le secteur privé, ni avec la société civile, ni avec la population et n’a jamais fait l’objet d’une présentation officielle. L’instauration de la SPM et de l’Odof n’a pas non plus fait l’objet de véritable dialogue public-privé.
L’État doit se concentrer sur ses attributions en tant que facilitateur et régulateur et aller à l’essentiel pour le développement du pays. Il faudra rationaliser l’affectation des dépenses publiques pour les orienter vers les infrastructures, l’éducation et la santé. En effet, on assiste à une rapide et très inquiétante dégradation des infrastructures. L’infrastructure routière se détériore (absence de maintenance des routes nationales et de desserte pour dégager les matières premières et les produits). L’inflation découle alors naturellement de cet état de fait. Le transport ferroviaire de containers n’est pas encore opérationnel afin de soulager le transport par route. La fréquence de rotation des cargos maritimes et aériens est faible, ce qui limite les exportations. Le réseau de transport aérien intérieur l’est aussi. Ce qui limite le développement du tourisme.
Le secteur énergétique est largement défaillant. Il faudra, en outre, améliorer le système éducatif, en général, et sur les métiers techniques, en particulier, afin de pouvoir disposer d’une main-d’œuvre d’excellent niveau.
La formation professionnelle sur les compétences attendues par l’industrie et les services devra être améliorée. Il est indispensable de moderniser et démultiplier le nombre des écoles de formation de techniciens et d’ingénieurs. Une réhabilitation et démultiplication des centres de formation agricole et de l’artisanat s’impose. C’est une erreur d’avoir supprimé le financement du Centre national de formation professionnelle artisanale et rurale (CNFPAR), par exemple. Il est nécessaire d’avoir des formations sur mesure sur les normes sectorielles spécifiques relatives aux accès aux marchés. La couverture sociale des travailleurs devra être améliorée. Les ressources en capital devraient être disponibles et accessibles pour les différentes étapes de financement des entreprises. L’accès aux financements des projets à moyen et long terme devrait être facilité.
Je pense que l’amélioration de la compétitivité ainsi que la restauration de la confiance des investisseurs et du secteur privé nécessitent de prendre courageusement les mesures qui s’imposent et d’infléchir les politiques actuelles. Ainsi, il faut arrêter de divertir les faibles ressources disponibles dans des projets non prioritaires et non urgents tels que téléphérique, autoroute ou ville nouvelle Tanamasoandro, et s’attaquer aux réels problèmes cruciaux d’infrastructure, d’éducation et de santé. La réduction du train de vie de l’État dégagerait également d’utiles ressources en ce sens. Edmond Burke disait : “le gouvernement est une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins humains. C’est le droit des hommes que cette sagesse pourvoie à leurs besoins”. À ce point de vue et à ce stade, le pouvoir en place à Madagascar ne semble pas avoir réussi
l’examen.