Si le pessimisme domine pour le moment les débats à Madagascar, les opportunités qu’offre la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) sont vantées hors des frontières de l’île et bien au-delà.
Un rapport présenté à Davos parle de la Zlecaf comme d’une nouvelle ère pour le business mondial et l’investissement en Afrique. Survol des arguments pour et contre une ratification par Madagascar de ce qui est annoncé comme the next big thing sur le continent.
Blocs régionaux opérationnels
« L’Afrique que nous voulons ». Dans son Agenda 2063, l’Union africaine voit une « Afrique intégrée, prospère et en paix, gérée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique dans l’arène internationale ». La Zlecaf en constitue l’un des projets phares, car cet accord de libre-échange voit grand, très grand. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la plus grande zone de libre-échange au monde appelée à regrouper les 55 pays de l’Union africaine (UA) répartis dans huit communautés économiques régionales.
Le principe est simple : éliminer les barrières commerciales et booster ainsi le commerce intra-africain. La Zlecaf devrait favoriser la création d’emplois et l’investissement à travers une industrialisation qui sera alors stimulée par un marché de 1,7 milliard d’habitants, pour des dépenses estimées à 6 700 milliards de dollars d’ici 2030. La Banque mondiale avance que la Zlecaf pourrait sortir 50 millions de personnes de la pauvreté d’ici 2035.
La Zlecaf a franchi un nouveau palier en octobre 2022 avec le coup d’envoi de l’« initiative sur le commerce guidé ». Il s’agit en quelque sorte d’un test grandeur nature pour l’échange de quelque 96 produits avec des préférences tarifaires. Huit pays participent à cette initiative à savoir le Cameroun, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, Maurice, le Rwanda, la Tanzanie et la Tunisie. Ces pays appartiennent à différents blocs régionaux déjà opérationnels sur le continent avec entre autres le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa, Common Market for Eastern and Southern Africa) et la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC, Southern African Development Community) auxquels appartient Madagascar.
Dans une interview accordée à RFI, le secrétaire général de la Zlecaf, Wamkele Mene, avait indiqué que l’« initiative sur le commerce guidé » démontre que la zone de libre-échange est une réalité, évoquant ainsi un « pas de géant ». « Il n’y a jamais eu de commerce préférentiel entre les régions du continent. Nous avons pour la première fois eu des produits d’Afrique du Nord, en l’occurrence des climatiseurs fabriqués en Égypte, qui ont été exportés vers le Ghana, explique-t-il. Du thé kényan, une production agricole avec une valeur ajoutée, a été acheminé vers l’Afrique de l’Ouest. Cela ne s’était jamais produit auparavant en Afrique. On faisait toujours du commerce avec l’Europe et parfois, on commerçait avec l’Europe pour commercer entre nous ».
Contraintes
Bien que la Zlecaf ait été officiellement lancée en janvier 2021, il a fallu attendre l’« initiative sur le commerce guidé » pour avoir des échanges significatifs à cause notamment de la pandémie, mais aussi des négociations prolongées, des problèmes administratifs et des chevauchements avec les différentes unions douanières, explique un rapport présenté à Davos, réalisé par le secrétariat général et le Forum économique mondial.
Alors que la zone de libre-échange avance vers du concret, à Madagascar, l’heure est encore aux tergiversations. La Grande île n’a pas encore ratifié son adhésion. Elle figure pourtant parmi les 44 pays à avoir signé l’accord établissant la Zlecaf le 21 mars 2018 à Kigali. La Grande île fait partie des dix pays qui n’ont pas encore ratifié l’accord.
Ratifiera ne ratifiera pas. Là n’est pas la question selon les avis des personnalités qui se disent contre une ratification à l’heure actuelle. Madagascar est-il prêt à affronter le marché ? Qu’est-ce qui doit être fait pour que cela soit le cas ? En somme, voilà les questions qui doivent être posées, indique-t-on. « On ne peut pas monter sur un terrain de foot sans crampons », aime à dire l’ancien président du Syndicat des industries de Madagascar (Sim), Hassim Amiraly à ce sujet.
« Nous ne sommes même pas capables d’assurer une autosuffisance alimentaire. Comment voulez-vous qu’on s’attaque à ce marché ? », poursuit-il en marge d’une séance de sensibilisation sur la Zlecaf sous l’égide du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), en octobre dernier. À son image, le secteur privé malgache affiche son scepticisme face à une éventuelle ratification prochaine de l’accord.
Problème de compétitivité
Alain Pierre Bernard, consultant international et vice-président de la commission commerce du GEM, est sans équivoque : pas de ratification sans la résolution préalable des contraintes à la compétitivité. « La Zlecaf, c’est une cinquantaine de pays qui vont venir chez nous alors que nous n’aurons rien à proposer sur le marché », lance-t-il. Il identifie plusieurs contraintes à travers le modèle du « diamant de la compétitivité » de Michael Porter.
En résumé, il énumère tout ce qui nuit au climat des affaires à Madagascar, avec entre autres les défaillances au niveau des infrastructures (énergie, transport…), la mauvaise qualité de la main-d’œuvre, les difficultés d’accès au financement, la corruption ou encore la faiblesse des institutions. Il estime que le risque est que les autres pays qui vont venir à Madagascar n’ont pas de problème de compétitivité. « D’un autre côté, Zlecaf ou pas, nous sommes déjà en train de perdre par rapport à nos concurrents. Tant que ce n’est pas résolu, c’est vraiment la croissance durable de Madagascar qui est en jeu », déclare-t-il.
Risque
Dr Hery Ramiarison, enseignant-chercheur en économie à l’université d’Antananarivo, comprend les craintes du secteur privé malgache. Rejoignant l’avis d’Alain Pierre Bernard, il indique que Madagascar a des contraintes au niveau de l’offre. « Sur le plan théorique, Zlecaf est bien. Cependant, les gains ne sont pas automatiques. Certes, il y a une demande qui devrait stimuler l’offre, mais ce n’est pas le cas à Madagascar. Nous avons déjà eu des opportunités, mais nous ne pouvons tout simplement pas produire pour ces marchés, lance-t-il. Nous devons d’abord nous poser la question sur les raisons qui font que nous n’avons pas pu saisir ces opportunités. Avant de se lancer dans la Zlecaf, Madagascar doit penser à produire ».
Pour cet économiste, l’environnement des affaires n’est pas favorable aux investissements pour plusieurs raisons, avec, en tête, l’instabilité macroéconomique et les problèmes d’infrastructures économiques qui augmentent les prix de production. Il cite pour preuve le fait que le nombre des entreprises franches dans le textile n’a pas augmenté significativement. « Normalement, cela avait dû augmenter avec la baisse de compétitivité de la Chine. Mais le boom n’a pas eu lieu parce qu’il y a une contrainte au niveau de l’offre. Peu de gens osent prendre le risque d’investir. Nous avons pourtant accès aux marchés européen et américain », ajoute-t-il.
Dans le pessimisme ambiant, la position de Mialy Rasolofomanana, directeur d’investissement du fonds panafricain Investisseurs et partenaires Afrique entrepreneurs (IPAE) détonne. Elle indique qu’un pays comme Madagascar a beaucoup à gagner en s’intégrant davantage.
« L’intégration régionale bénéficie d’une manière inversement proportionnelle au niveau de l’économie. Les pays dont l’économie est peu développée sont ceux qui bénéficient le plus d’une intégration régionale en accédant aux marchés des pays plus riches », lance-t-elle. Le fonds qu’elle gère supporte des entreprises malgaches qui exportent en Afrique. Elle confirme l’existence d’opportunités sur le continent au-delà même du Comesa et de la SADC.
Le grenier de l’Afrique
Ainsi, elle met aussi la frilosité du secteur privé malgache sur le compte de la méconnaissance du marché africain. « Nous avons un réseau panafricain. La mise en relation et le réseautage en sont facilités. On peut dire que la connaissance que nous avons des marchés africains nous permet d’être moins frileux », explique-t-elle en ajoutant qu’il a toujours été plus facile pour Madagascar de faire des échanges avec la France.
« Ce n’est définitivement pas parce que c’est le plus avantageux économiquement ! Mais c’est parce que c’est le marché que nous connaissons avec des liaisons aériennes et maritimes régulières ». D’ailleurs, elle indique que le manque de liaisons avec le continent est une aberration qui complique tout. « Une intégration régionale forcera ces liaisons », estime-t-elle.
Mialy Rasolofomanana rejoint Aïssatou Diallo, administrateur principal du portefeuille Afrique de l’ouest et océan Indien au sein du Centre de commerce international (CCI), sur les avantages que Madagascar peut tirer de la Zlecaf. « En Afrique, on a une classe moyenne émergente. Une catégorie de consommateurs qui a quand même un certain pouvoir d’achat, donc il y a un espace pour pouvoir venir avec des produits qui peuvent satisfaire cette classe moyenne », partage cette fervente partisane de la Zlecaf. Elle estime que pour cela, il est nécessaire d’informer le secteur privé par rapport aux opportunités de marché.
Sur le front de la logistique, elle avance qu’« on ne va pas attendre que toutes les infrastructures du commerce puissent se mettre en place pour commencer à commercer ». Pour Aïssatou Diallo, Madagascar peut devenir le grenier de l’Afrique. « (Madagascar) a des produits qu’on ne trouve pas – ou qu’on trouve difficilement dans d’autres pays – et (qu’il peut) faire découvrir au reste de l’Afrique. (La Grande île) a la possibilité de transformer ces produits », exhorte-t-elle.
Le dilemme de la poule et de l’œuf
L’agriculture et l’agro-industrie figurent d’ailleurs parmi les quatre secteurs (l’industrie automobile, l’agriculture et l’agro-industrie, l’industrie pharmaceutique et les transports et logistique) qui devraient bénéficier le plus à la Zlecaf d’après le rapport présenté à Davos. L’agriculture et l’agro-industrie ont un fort potentiel de croissance économique, de création d’emplois et d’inclusivité, et pourraient stimuler une augmentation du commerce intra-africain, peut-on lire dans le document.
Avec 50 milliards de dollars de produits agricoles importés par an par le continent, le commerce agricole intra-africain devrait augmenter de 574% d’ici 2023 dans le cadre de la Zlecaf. « La Zlecaf est aussi la possibilité de mettre en place des chaînes de valeurs qui vont au-delà des commodités café-cacao que nous avons tout le temps exportées vers des marchés hors d’Afrique. C’est vraiment une opportunité pour Madagascar de valoriser son panier de produits et de faire connaître certains produits », renchérit Aïssatou Diallo.
Mialy Rasolofomanana estime que la zone de libre-échange représente une opportunité de booster la création d’entreprises bien qu’elle est loin d’être une solution à tous les maux. Pour Alain Pierre Bernard, Madagascar est « condamné » à exporter. Il estime que le secteur productif doit être mieux armé.
« Il faut que nous passions de cette “fiscalité de porte”, basée sur les recettes douanières, à une fiscalité indirecte, basée sur la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Cela nécessite d’améliorer l’environnement des affaires », explique-t-il. En écho, Mialy Rasolofomanana indique que la baisse des recettes douanières induite par la ratification à la Zlecaf devrait être rattrapée par la croissance économique qui en résulterait. En résumé, le débat sur le timing de la ratification semble se ramener au dilemme de la poule et de l’œuf.
Tolotra Andrianalizah