Tensions politiques et sociales, préparation de la présidentielle… Le président du Haut conseil pour la défense de la démocratie et de l’État de droit (HCDDED) n’épargne aucun sujet et partage pour Politikà ses points de vue sur ces sujets.
Nous sommes à la veille d’échéances électorales, notamment la présidentielle. Le climat qui règne actuellement suscite-t-il la confiance que les scrutins vont bien se dérouler?
Pierre Lenoble Navony (P.L.N.) : Les élections doivent se tenir puisque le mandat présidentiel est limité à cinq ans. Pourtant, le contexte est loin d’être idéal. La société a traversé de nombreuses zones de turbulence. En premier lieu, la pandémie a fortement perturbé la société. Le confine- ment a eu des impacts très importants. Des familles ont été séparées durant de longs mois. En second lieu, la guerre en Ukraine entraîne des conséquences très néfastes. Le cours du pétrole est perturbé. Or, de lui dépend bon nombre de facteurs : les frais de transport, le coût des Produits de première nécessité (PPN)… C’est dans ce contexte difficile que nous allons faire face aux élections. Néanmoins, de nombreuses problématiques politiques et organisationnelles demeurent. L’un des points d’achoppement réside dans la liste électorale. Son toilettage se fera-t-il à temps? De plus en plus de jeunes atteindront la majorité à cette date fatidique, pour- raient-ils être intégrés à temps ? N’oublions pas que les périodes électorales sont délicates à traverser. Même pour les pays qualifiés de “développés”, il y a des remous. Par exemple, les dernières élections américaines. En Afrique, elles débouchent souvent sur des crises. Imaginez que la préparation ait été effectuée de manière dilettante, à quoi les élections vont-elles déboucher ? Il faut que nous ayons conscience de cette situation. Actuellement, nous remarquons que des personnalités sont déjà en “précampagne”. Ce terme n’existe même pas, ce concept n’est inscrit nulle part dans le processus électoral. Nous avons proposé dans le code électoral que cette “précampagne” soit clarifiée, comme le sont la période électorale et la propagande. Dans ce même esprit, la réflexion doit être poussée: que faire des résultats électoraux si seul le tiers des votants fait son devoir?
Vous avez abordé cette épineuse question de la précampagne. L’administration procède actuelle- ment à une série d’inaugurations d’infrastructures qui s’apparentent davantage à des manifestations politiques. Les dés ne sont-ils pas pipés d’avance?
P. L . N . : E f f e c t i v e m e n t , l a s i t u a t i o n e s t confuse. Le Code électoral ne dispose pas clairement qu’il est interdit d’effectuer des inaugurations. Mais, pour les cas qui nous intéressent, elles sont mélangées avec une sorte de campagne électorale. Cette ligne ne doit pas être franchie. À Mandoto (le 15 juil- let dernier, le chef de l’État y avait distribué des certificats fonciers durant un évènement, NDLR), par exemple, des sympathisants du Président ont arboré des t-shirts à son effi- gie quand il était encore candidat. Or, nous ne sommes pas encore dans une période de campagne électorale. Dans d’autres pays, l’évènement de Mandoto aurait pu entraîner la future disqualification du candidat s’il se présentait aux élections. Le plus injuste est qu’une certaine inégalité prévaut. Quand les personnalités politiques de l’autre camp demandent à manifester, les autorités refusent en les accusant de vouloir renverser le pouvoir en place. À se demander quand il y a renversement du pouvoir et quand il n’y en a pas. Ce sont des faits que nous constatons.
Le HCDDED milite-t-il donc pour un encadrement clair de la précampagne ?
P.L.N.:La notion de précampagne est floue et sera difficile à cerner, comme je l’ai évo-qué. Comment la définir ? Cette période commence-t-elle dès lors qu’une formation politique organise un meeting ? Pour nous, durant la période avant les échéances électorales, les formations politiques ont le droit absolu de mobiliser leur état-major et leurs membres. Ces réunions ne doivent pas être organisées dans les espaces publics, mais dans des lieux clos. Les partis peuvent mobiliser seulement leurs membres encartés. Ils ont absolument le droit de préparer les élections sous cette forme, mais non pas mobiliser la population avec des artistes… Il faut éviter ce genre de confusion qui crée de la défiance. La population pourrait remettre en doute l’intégrité des personnes qui sont censées préparer les élections. Sur ce point spécifique, l’organe en charge de la préparation des élections doit être absolument neutre. Dès qu’il se penche d’un côté ou de l’autre, les élections sont compromises. Cependant, je tiens à réitérer : la liste électorale doit être bien ficelée et il ne faut pas se précipiter dans la tenue des élections, car les risques de troubles sont réels.
Pour vous, quelles sont les problématiques dans cette phase préparatoire ?
P.L.N.:La loi électorale est bancale. Il est amusant de constater que les personnes qui avaient émis des doutes sur ce texte sont aujourd’hui en train de l’acclamer. C’est bien le résumé de la pratique politique sous nos cieux : on s’oppose à un texte quand on est à l’extérieur du pouvoir, une fois arrivé sur place on s’en accommode. D’emblée, si un texte ne nous convient pas, il faut le remplacer.
Sentez-vous qu’il n’y ait qu’un éternel recommencement?
P.L.N.:Oui et il faut rompre ce cycle. Haro sur la mauvaise gestion, sur la politique qui n’a d’ambition que de poursuivre une personne et sur l’emprisonnement pour des motifs politiques ! Il faut se respecter mutuellement. Arrêtons ces forcings constants.
En 2018, la manifestation des députés dits du changement avait insisté sur les ruptures avec les anciennes pratiques. Avez-vous le sentiment que c’est le cas aujourd’hui?
P.L.N.:Je suis désolé de le dire, nous n’avons jamais cherché la rupture. À l’époque, il était davantage question de renverser le pouvoir en place. L’histoire est un éternel recommencement. Les invectives d’hier deviennent les refrains d’aujourd’hui : “nous sommes au pouvoir, maintenant taisez-vous.” À Madagascar, il est malheureux de constater que les personnalités au pouvoir n’ont jamais cherché à développer réellement le pays. Il s’agissait de rester le plus longtemps possible en place. L’ancien président tanzanien John Magufuli (décédé le 17 mars 2021, NDLR) avait une politique très claire en termes d’infrastructures. En moins de cinq ans, il a pu construire d’importantes infrastructures comme des autoroutes. Depuis des années, on nous promet des autoroutes, on n’en voit pas encore la couleur pour le moment, alors que nos dirigeants vont souvent à l’extérieur. Les candidats dépensent des sommes folles pour la campagne électorale. Les fonds de campagne sont exorbitants : calculez juste le coût d’une heure de vol en hélicoptère, en guise d’illustration. Après, on peine à trou- ver de l’argent pour financer les projets de développement, pour construire des barrages hydroélectriques, pour réhabiliter nos routes et nos hôpitaux. Il faut du changement. Il est important de mener le pays vers le développement et d’arrêter de monter les Malgaches les uns contre les autres.
Parfois, lorsqu’un problème survient, la fameuse « cause ethnique » est brandie. Les natifs d’une telle ou telle région montent au créneau pour protéger les leurs même s’il s’agit de faits graves (détournements de fonds, corruptions…). Comment départir de cette mauvaise pratique?
P.L.N.: C’est une pratique malsaine qu’on a laissée s’ancrer dans la société. Dès que quelque chose se produit dans sa vie personnelle ou professionnelle, les personnalités politiques brandissent cette question d’origine. Certaines personnes ont la mémoire courte. N’oubliez pas ce qui s’est passé au Rwanda. Certes, nous n’en sommes pas encore là, mais il y a des tensions larvées. Quand certains ont l’occasion de nuire à leurs congénères, ils le font. Nous habitons sur une île, il ne faut jamais l’oublier. Nous sommes condamnés à partager le même destin et le même territoire. Si nous devons installer d’immenses parcs solaires pour le bénéfice de la population, nous pouvons le faire à Ihorombe, au Tamponketsa ou ailleurs. Les habitants de ces localités empêcheront-ils ces projets d’aboutir? Sur ce point précis, je voudrais partager ma déception. Loin de moi l’idée d’être contre ce district en particulier, mais pourquoi avons-nous mis en place un parc solaire à Ambatolampy alors que, l’hiver, la performance de ce dis- positif est limitée? Nous aurions dû choisir d’autres régions. Globalement cette question de l’énergie est importante et la Grande île dans son ensemble peut s’en sortir grâce aux potentialités de l’ensemble des territoires.
Mais il est important que le développement soit inclusif. Comment voulez-vous que l’en- semble des Malgaches puisse vivre en harmonie si des retards sont encore constatés? Les actions ponctuelles comme la distribution de riz ne riment pas avec le développement. Il faut créer des emplois. Aujourd’hui, le système ne fait qu’appauvrir les habitants. L’administration fait tout pour que les administrés dépendent d’elle. Tous nos indicateurs, autant sociaux qu’économiques, sont au rouge alors que nous allons entamer un nouveau cycle électoral.
Craignez-vous pour la tenue de ces élections?
P. L . N . : Je l ’ a v a i s s o u l i g n é , l e s é l e c t i o n s peuvent provoquer des crises alors que nous sommes déjà empêtrés dans deux crises sociales et économiques. Si la prépa- ration est bâclée, il faut se préparer à des troubles. L’administration Ratsiraka et celle de Ravalomanana étaient fortes et toutes puissantes, mais elles n’ont rien pu faire face au mouvement populaire. Cependant, les crises nous ramènent des années en arrière en termes de développement. Aujourd’hui, le taux de croissance a contracté, malgré les divers chiffres avancés.
Mais repousser les élections ne crée- ra-t-il pas une crise ? Cela n’occasionnera-t-il pas des frustrations dans les camps politiques?
P.L.N.:Il n’y a rien de mieux que le dialogue. Il faut discuter, cela entraînera l’apaisement. Il est important de réunir les parties prenantes pour définir la manière de mener les élections futures. Il y aura des échanges constructifs. Une concertation ne sera pas forcément synonyme d’une distribution de portefeuilles. Il n’y a pas lieu de tout détruire… Cette concertation aboutira à une feuille de route qui obtiendra le consensus de tous les acteurs. Cependant, il faudrait respecter cette feuille de route. Nous avons cette fâcheuse propension à rejeter les accords que nous avons signés.
Le sommet doit donc parler spécifiquement des élections?
P.L.N.:Il faut se focaliser sur les élections, car elles régissent bien souvent la destinée à court et à moyen termes du pays. Les élections jettent la base de la direction d’un pays et conduisent vers son développement. Il y a des attaques régulières contre l’institution que vous représentez.
Certaines personnes disent que le HCDDDE est inutile. Qu’en pensez-vous ?
P.L.N.:Cela ne nous fait rien. La Constitution nous a installés à ce poste. Il faut rappeler régulièrement que nous n’avons pas été désignés, nous avons été élus. Nous ne sommes pas sensibles aux menaces. Quand notre mandat sera terminé, ou quand la Constitution sera amendée, nous nous retirerons. Je voudrais dénoncer ici les multiples provocations dans le milieu politique qui ne participent pas à l’instauration d’un climat d’apaisement. Parmi ces provocations, l’institution que je préside, le HCDDED en est vic- time. Certains osent demander ironiquement ce qu’est le HCDDED. Nous ne répondons pas à ces provocations. Dans le microcosme actuel, des personnes veulent que cette institution soit dissoute, qu’elles le fassent ! Mais ayons en tête que le HCDDED est un organe prévu par la Constitution.
Dans ce climat délétère, partagez-vous le sentiment que la démocratie soit confisquée par une minorité de personnes?
P.L.N.: Il y a démocratie et démocratisme. Certains s’affirment être démocrates alors qu’ils confisquent la liberté des citoyens. Un démocrate est épris de liberté. Il donne de la liberté à soi-même et même à ses opposants.
Aujourd’hui, il est difficile pour les citoyens de dénoncer. Les lanceurs d’alerte sont sous pression. Le silence n’est-il pas signe de complicité?
P.L.N.:Ce n’est ni de la duplicité ni de la complicité, mais une peur profonde. Des campagnes de diffamation sont organisées régulièrement autour de celles et de ceux qui osent dénoncer les faits. C’est pour cela que j’avais parlé tout à l’heure du choix nécessaire qui doit s’imposer : soit nous sommes pour la démocratie, soit nous sommes contre. Nous avons choisi la démocratie et avons tourné le dos aux pratiques de l’ère soviétique qui avaient tendance à verrouiller toutes les informations. Ceux qui osaient parler ou dénoncer étaient jetés en prison. Certes, nous avons tendance à dramatiser aussi les choses, mais dénoncer est fondamental. Cependant, les rumeurs sont dangereuses et contribuent à dérégler la société. Mais cela ne date pas d’aujourd’hui, les imaginaires autour du pouvoir ont toujours animé les conversations sous les chaumières : l’histoire de ramanenjana durant la royauté de Radama II (une étrange épidémie de convulsion qui éclate à Antananarivo en mars 1863 sous le règne de Radama II, NDLR), les fameux biby olona de Didier Ratsiraka, rabokona… Mais quand les autorités sont avares d’informations et sont peu transparentes, elles laissent la porte ouverte à toutes ces rumeurs.
Les conflits fonciers représentent une part non négligeable des affaires civiles portées devant les tribunaux de première instance. Comment remédier à ce problème qui mine la société?
P.L.N.:Je le réitère, la société est sens dessus dessous. Depuis des siècles, les hameaux et les villes ont une délimitation d’usage très claire: les zones de pâture, les marchés… qui appartiennent à la communauté, les rizières et les habitations qui appartiennent aux familles. Mais au fil des siècles, l’accroissement de la population aidant, les familles se sont entre-déchirées à cause de ces délimitations qui résultaient, pour la plupart, des traditions orales. Les plus malins se sont empressés d’obtenir des titres fonciers pour délimiter des superficies qui, auparavant, appartenaient à la communauté. Il y a également une complicité au sein des services fonciers.
Quelles solutions préconiseriez-vous ?
P.L.N.:La clé réside auprès des fokontany. Le fokonolona devrait être la base de toutes les décisions. Les conseils des sages dans ces fokontany connaissent l’histoire et les antécé- dents des terrains. Ils devront statuer sur les litiges et peuvent conseiller afin d’identifier le ou les vrais propriétaires terrain. Le conseil réunira tout le monde pour expliquer les problématiques foncières. Pour moi, la prescription acquisitive (un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession, sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi, NDLR) pose problème également. Le système est bien rodé surtout au niveau judiciaire, ce qui laisse la porte ouverte aux abus et aux conflits sociaux. Sur ce point, notre système judiciaire est défaillant. Imaginez que des gendarmes doivent parcourir de nombreux kilomètres pour déférer un présumé dahalo puis au bout du compte, il est relâché par les autorités judiciaires. Le rôle du gendarme s’arrête là. Il ne fera que rendre compte à ses supérieurs. Le présumé dahalo est lâché dans la nature, puis il menace les forces de l’ordre parce que ses commanditaires sont issus des autorités locales. Derrière eux, se cachent, peut-être, des députés, des élus… Voilà la situation dans laquelle nous évoluons. J’avais apostrophé les députés en arguant, vous êtes des“parlementeurs” non pas des parlementaires. “Or, vous avez le pouvoir d’agir”. Mes propos les ont fait réagir.
Justement, comment faire en sorte d’avoir des produits législatifs de qualité si les intellectuels et les citoyens éclairés ne veulent pas s’investir dans les mandats électifs?
P. L . N . : Malheureusement, la plupart des intellectuels se sont désengagés de la politique. Ils ne veulent pas investir dans des mandats électifs et ne veulent pas être assimilés à des “politiciens”, surtout ceux qui ont fait de hautes études. À partir d’un certain niveau d’études, l’on s’intéresse davantage à sa carrière et on a peur pour elle. On considère la politique comme une affaire “sale”. N’oubliez pas que la nature a horreur du vide. Celui ou celles qui vont investir la scène politique n’ont pas peur, ils n’ont pas froid aux yeux, or les hauts employés de l’État craignent les mercredis, jours de conseil des ministres.
Alors, comment réconcilier les citoyens et la politique ?
P.L.N.:Il faut encourager les citoyens, jeunes ou moins jeunes, qui veulent s’engager et leur expliquer que quand on est animé par l’esprit de la justice et de la droiture, on saura toujours où aller. Certes, une carrière est importante, mais elle mènera où si le pays est dans un tel état ? Heureusement, je constate des faits positifs ces derniers temps. Certains députés d’Antananarivo ont compris le principe. Intellectuels et engagés, ils font des analyses pertinentes. Je ne dis pas que ceux d’autres régions n’ont pas le niveau, mais ils ne sont pas aussi soudés que peuvent l’être les élus d’Antananarivo. Il est important d’avoir un bon niveau intellectuel pour un mandat comme celui d’un député. Imaginez, vous devez lire le gros pavé que constitue la Loi des finances en trois jours. Ce qui me parait impossible à moins d’être un génie. Nos voisins mauriciens accordent trois mois de lecture aux parlementaires.