Quand l’ariary est en mauvaise posture, le retour de la parité fixe est souvent avancé comme solution, tout comme la suppression du Marché interbancaire des devises (Mid). Décryptage et analyse avec Tovonanahary Rabetsitonta, président de la Société trading de l’océan Indien (STOI), un de ceux qui ont contribué à instaurer ce système.
Aux côtés de la livre soudanaise, le loti du Lesotho, le dollar namibien… la valeur de l’ariary a été divisée par deux en dix ans. Comment voyez-vous la situation ?
Tovonanahary Rabetsitonta (T.R.) : La valeur de l’ariary a été divisée par deux en dix ans, mais le salaire minimum interprofessionnel a été multiplié par 2,5 fois au cours de cette période, passant de 100 000 ariary, selon le décret n°2012-390 du 20 mars 2012, à 250 000 ariary en 2022. Pour connaître la valeur de l’ariary, nous devons toujours nous référer aux devises fortes notamment l’euro et le dollar. On évalue donc le change par rapport à l’ariary. Je voudrais attirer votre attention sur deux dates : celle du 11 janvier dernier avec un pic à 4 827 ariary contre un euro et 4 507 ariary, le dollar.
Celle du 23 janvier, soit 12 jours après, pendant laquelle une appréciation notable de l’ariary a été enregistrée, l’euro s’échangeait à 4 626 ariary soit 4,2% d’appréciation, contre 4 267 ariary le dollar soit 5,3% d’appréciation… Nous constatons cette variation qui, pour rappel, est dictée par la loi de l’offre et la demande. Nous sommes souvent trop concentrés sur la dépréciation. Rappelons que le 5 janvier 2021, nous avons enregistré un pic de 4 691 ariary l’euro. Ce qui est similaire au taux actuel. Enfin, n’oublions pas aussi que la dépréciation de l’ariary, si elle présente le spectre de l’inflation, est aussi un facteur favorable pour booster l’exportation.
Quels sont les paramètres pouvant expliquer la dépréciation de l’ariary ?
T.R. : De nombreux paramètres externes interviennent sur le marché des devises. Dernièrement, la guerre en Ukraine a entraîné une forte appréciation du dollar provoquée par la forte demande en dollars. La majeure partie des achats de pétrole et des produits énergétiques s’opère en dollars. Par rapport à la même période de l’année dernière et à l’euro, le dollar s’est apprécié de 6%. D’autre part, la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) a relevé son taux directeur pour juguler l’inflation. Une forte demande du billet vert a donc été enregistrée.
Quelque temps après, de son côté, l’euro a aussi repris de la couleur parce que la Banque centrale américaine a baissé son taux directeur après avoir maîtrisé l’inflation. Ce qui pousse de nombreuses personnes à placer de l’argent en euro, dont le taux directeur est plus élevé. Une fois de plus, cette appréciation de l’euro impacte la valeur de l’ariary. D’autres chocs externes influencent également le marché. Nous sommes tous conscients des conséquences de la Covid-19. Toutes les activités économiques ont ralenti.
Au niveau national, qu’est-ce qui pourrait affecter le marché de change ?
T.R. : L’inflation est un paramètre pouvant considérablement impacter le marché des changes. Il faut rappeler que le pouvoir d’achat reflète la valeur de la monnaie d’un pays et la réalité montre une forte dépréciation du pouvoir d’achat. Le taux d’inflation est de 10,8% en glissement annuel, par rapport à novembre 2022. Il a été multiplié par deux si on se réfère à la même période de l’année précédente.
Entre novembre 2021 et novembre 2022, l’ariary a perdu 11% de sa valeur réelle en pouvoir d’achat. Pour mieux comprendre, une somme de 100 000 ariary ne vaut donc plus que 90 000 ariary en valeur réelle. Par ailleurs, les conséquences des chocs internes, comme les catastrophes naturelles, influant directement sur la baisse de l’offre, ne sont pas à négliger. Ces situations ne dépendent pas de nous, mais nous devons y faire face et nous devons les anticiper.
Comment en sommes-nous arrivés là et à quoi devons-nous nous attendre ?
T.R. : La dépréciation de l’ariary et l’inflation sont surtout dues à la circulation d’une forte masse monétaire suite à un déficit de l’offre par rapport à la demande. Le pays importe beaucoup plus qu’il n’exporte. Rien que pour le riz – qui est d’ailleurs un indicateur d’évaluation du pouvoir d’achat – Madagascar en a importé jusqu’à 600 000 tonnes pour satisfaire le besoin national, ce qui nécessite d’importantes devises. Le rapatriement des devises générées par l’exportation de vanille prend du temps. Or, cette épice est le deuxième pourvoyeur de devises après le nickel.
Les conséquences se font sentir sur tous les domaines et on peut parler d’un cercle vicieux. Nous payons les produits pétroliers en dollars. Automatiquement, si l’ariary perd de sa valeur, nous devons débourser plus qu’il ne le faut en termes d’argent. Cela peut entraîner une hausse des prix à la pompe et, par la suite, une augmentation des tarifs de transport et de la chaîne logistique. Cette situation va davantage accélérer l’inflation et la dépréciation de l’ariary.
Avec un taux d’inflation à deux chiffres, la Banque centrale est obligée d’augmenter son taux directeur pour pouvoir maîtriser l’inflation. Or, cette mesure risquerait de décourager les investisseurs parce que la révision à la hausse du taux directeur impactera aussi le taux d’intérêt des prêts bancaires. S’il y a moins d’investisseurs, cela remettrait en cause la croissance économique. Nous reviendrons au point de départ : le problème d’inflation et la dépréciation de l’ariary suite à l’insuffisance de l’offre.
Avec quel instrument pourrait-on stabiliser l’ariary ?
T.R. : La Banque centrale opère pour assurer la stabilité financière et pour protéger l’ariary. C’est d’ailleurs son rôle principal. S’il y a forte dépréciation de l’ariary, elle est habilitée à acheter de l’ariary sur le Marché interbancaire des devises (Mid) pour la freiner. Sur un autre plan, elle pourrait aussi intervenir sur le Mid en vendant des euros et des dollars à des prix bas par rapport à ceux des spéculateurs. Pour ce faire, elle est en mesure de réduire la réserve en devises à un mois si, aujourd’hui, elle en dispose pour six mois. Les diverses activités et les secteurs générateurs de devises sont aussi des leviers à prendre en compte.
Pour la filière vanille, si le gouvernement et les instances dirigeantes en facilitent l’exportation, nous pouvons nous attendre à une appréciation conséquente de notre monnaie nationale d’ici juin. Les aides extérieures jouent aussi un rôle important dans la stabilité de l’ariary. 75% du programme d’investissement est assuré par les aides budgétaires. D’autres secteurs interviennent également comme le tourisme, le textile, les produits de rente… qui peuvent nous rapporter des devises, sans oublier les divers transferts, dont ceux des familles, des diasporas… Pour maîtriser l’inflation, il faut produire davantage et inverser la balance. L’offre doit être supérieure à la demande. Je constate que le gouvernement a fait beaucoup d’efforts sur le secteur agricole et sur la reforestation, ce qui est positif.
Vous êtes un fervent défenseur du Mid qui a été mis en place en 1994. Quelles étaient les raisons à l’époque ?
T.R. : Dans les années 1992 et 1993, il y avait une pénurie de devises. La Banque centrale ne disposait que d’une semaine de réserve en devises. Elle ne pouvait plus assurer qu’une semaine de valeur d’importation. Quant aux banques primaires, elles ne disposaient presque plus de réserve. Pour s’en procurer, il fallait se rendre auprès des sites informels, notamment auprès des pavillons d’Analakely. Je rappelle que de ces temps, les banques et les agences de change étaient les seuls établissements à appliquer la parité fixe. Sur le marché noir, le dollar et d’autres devises (comme le franc français, NDLR) se vendaient presque à deux fois leur valeur.
Plus la demande était forte, plus le coût de ces devises s’accroissait. Compte tenu de la situation, il fallait institutionnaliser ce concept d’offres et de demande. Nous avons donc mis en place le Mid, le mécanisme idoine permettant de lutter contre la pénurie de devises et la prolifération du marché noir. Ce mécanisme est dicté par la loi de l’offre et de la demande en devises fortes.
29 ans après, quel bilan tirez-vous de ce mécanisme ?
T.R. : Madagascar enregistre actuellement cinq ou six mois de réserves de change et je peux vous assurer que c’est grâce au mécanisme du Mid. Nous sommes sur un marché de devises où la loi de l’offre et de la demande détermine la valeur de l’ariary par rapport aux devises fortes.
Ce Mid est-il toujours pertinent à la lumière des problématiques actuelles ?
T.R. : Il est vrai que l’on soulève souvent le retour de la parité fixe surtout quand l’ariary est en mauvaise posture. Mais pour ce faire, il y a des mesures et des conditions strictes requises. Nous ne pouvons pas décréter l’ariary comme étant une devise forte sans qu’elle ne soit convertible sur le marché international. Pour pouvoir le faire, il nous faudrait une agence de garantie et pour toute révision du taux, nous devons toujours négocier auprès du Fonds monétaire international (FMI).
Je vous donne un exemple précis, si nous décrétons que le dollar est à 1 000 ariary, cela nous permettrait d’augmenter la quantité de nos importations, dont le riz. Mais avec une offre abondante sur le marché, le prix du kilo va systématiquement baisser ce qui pousserait les consommateurs à acheter plus qu’il ne le faut ou même à faire une spéculation. Quand le stock est épuisé, le pays sera contraint de ravitailler, mais avec quel moyen, s’il ne dispose plus de devises lui permettant d’en importer ? Le schéma sera le même pour tous les produits de première nécessité.
Nous avons tendance à faire référence aux pays développés, mais il faut savoir que leur richesse et leur économie leur permettent ces quelques largesses et flexibilités, ce qui n’est pas notre cas. Pour adopter ce système, nous devons, au minimum, disposer de trois ans de réserve en devises alors qu’aujourd’hui, nous ne sommes qu’à cinq ou six mois maximum, ou bien disposer d’un stock suffisant de sécurité en or. Le système de parité fixe exige la garantie et la caution d’une banque centrale extérieure disposant de grandes réserves de devises fortes. Le franc CFA est garanti par la Banque de France. Et si nous décidons actuellement de revenir à la parité fixe, par rapport à quels critères allons-nous fixer la valeur de l’ariary en euro et en dollar ?
Le spectre de la planche à billets est constamment brandi à chaque crise monétaire. Ce recours est-il faisable ? Quand vous étiez ministre, avez-vous déjà pensé à y avoir recours ?
T.R. : Il faut d’abord souligner qu’une importante masse monétaire sur le marché est facteur de dépréciation. La situation est déjà inquiétante avec l’importante masse monétaire qui circule, en rajouter, par le biais de planche à billets, serait encore plus dangereux. Actuellement, le plus urgent est de juguler l’inflation pour qu’elle soit contenue à un chiffre et comme je vous ai expliqué, nous devons produire davantage et favoriser les exportations. Mettre en place une réforme est aussi requise, si on ne soulève que la subvention importante accordée à la Jirama.
Toutefois, si nous parvenons à réduire le taux d’inflation à 6%, nous pouvons penser à faire tourner la planche à billets. Pendant la crise de la Covid-19, Madagascar a eu du mal à relancer le système productif. Nous n’avons pas trop pensé à la coopération internationale étant donné que tous les pays avaient leur préoccupation. J’ai donc proposé de faire appel à la planche à billets dans le cadre d’une augmentation de l’offre. Pour être clair, si vous faites fonctionner la planche à billets pour accroître la production, cela n’entraînera pas l’inflation. Par contre, si le but est de favoriser la consommation, vous provoquez automatiquement une inflation.
Prenons l’exemple d’un investissement dans la réfection des routes en pavé qui seront plus durables et faciles à entretenir. Les productions peuvent facilement circuler, ce qui réduirait les frais de transport et cela impacterait les prix de vente. Dans des secteurs comme la réfection des routes en pavés, je suis pour l’utilisation de la planche à billets, car non seulement il s’agit d’une Haute intensité de la main d’œuvre (Himo), mais cela n’exige aucune importation.
Vous êtes statisticien, la source de nos maux ne se trouve-t-elle pas dans la véritable carence en données fiables ?
T.R. : Effectivement, de nombreuses données sont erronées. Vous allez être étonné si je vous disais que le Produit intérieur brut (PIB) par habitant à Madagascar est considérablement sous-estimé. Je reconnais qu’il y a la pauvreté à Madagascar comme partout ailleurs, mais il ne faut pas oublier que le secteur informel et le secteur agricole – dont la production est mal comptabilisée alors que leur valeur ajoutée totale pourrait représenter plus de la moitié de notre économie – ne sont pas suffisamment pris en considération dans la comptabilité nationale.
Pour vous donner un exemple : regardez autour de vous. Les maisons sont majoritairement construites en briques cuites. Cependant, cette activité n’est même pas comptabilisée. Pour avoir le PIB, vous avez au numérateur la somme des valeurs ajoutées et au dénominateur le nombre de la population. Quand vous n’indiquez pas la totalité de la production du secteur informel et celle du secteur agricole, le PIB est grandement faussé. Je pense qu’il faut revoir les statistiques de la comptabilité nationale et essayer de valoriser la production du secteur informel et celle du secteur agricole. Une telle démarche pourrait augmenter de 50% à 75% la valeur de notre PIB par habitant.