Le parti Mpitolona ho an’ny fanjakan’ny madinika (MFM) a été en première ligne dans les mouvements de 1972. Ayant prôné une idéologie d’extrême-gauche à ses débuts, sous la férule de dirigeants charismatiques comme Manandafy Rakotonirina ou Germain Rakotonirainy, la formation va peu à peu assouplir sa position.
Comment avez-vous vécu l’année 1972 ?
Olivier Rakotovazaha (O.R.) : À l’époque, j’étais étudiant en niveau secondaire. Mais la cause était commune. Rappelons que ce qu’on appelait les sekoly miangatra était à l’origine du mouvement. Durant la première République, après le Brevet d’études du premier cycle (BEPC), la plupart des collégiens n’avaient nulle part où aller. Les lycées recevaient uniquement les étudiants en classe de 6e, les seuls qui pouvaient continuer jusqu’en terminale.
Les élèves de l’enseignement technique et ceux de l’enseignement général ont connu à peu près ce genre de discrimination. Le même écremage avait cours dans les universités entre les étudiants en médecine de Befelatanana et ceux d’Ambohitsaina. L’assassinat d’un jeune étudiant à Ambalavao a déclenché ces évènements. De notre côté, les étudiants de l’université de Tuléar nous avaient incités à participer aux manifestations.
Qu’est-ce qui vous a attiré à la politique ?
O.R. : J’ai commencé réellement à m’intéresser à la politique en 1974. J’ai intégré le cercle d’étude du Mpitolona ho an’ny fanjakan’ny madinika (MFM) dans lequel j’ai suivi une formation politique dans une période où l’idéologie socialiste a commencé à gagner du terrain. Le Map et le KMM (la jeunesse MFM) avaient été fusionnés en 1975. Le MAP était destiné aux non originaires de Tananarive. Le but était de promouvoir davantage la culture du MFM qui faisait l’apologie de la solidarité et la lutte contre les inégalités sociales.
Il est à souligner que le parti ne s’intéressait pas vraiment aux élections, au départ. Il se focalisait plus sur les mouvements sociaux. Ayant rassemblé de plus en plus de sympathisants, le MFM a été dissout suite à un décret sorti en 1976. La plupart de ses membres ayant fait partie de la fonction publique avaient été envoyés en affectation disciplinaire. Nous avons œuvré dans les préparations des élections aux côtés du Madagasikara otronin’ny Malagasy (Monima).
Comment avez-vous vécu la première République ?
O.R. : Sous l’ère de Tsiranana, la vie était généralement plus facile. Nos parents n’avaient pas vraiment de souci à subvenir à nos besoins. La langue française était utilisée partout, que cela soit dans l’enseignement ou dans l’administration. D’ailleurs, les enseignants étaient tous français. Seuls les professeurs de la langue malgache étaient malgaches. Le niveau d’étude était assez élevé. Mais en 1972, tout s’est arrêté. Les coopérants étaient tous repartis chez eux et remplacés par des professeurs malgaches.
Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre le mouvement alors que la situation économique et le niveau d’étude n’étaient pas réellement à plaindre ?
O.R. : Au lycée, ce qui nous dérangeait le plus, c’était le fait que nous, les étudiants malgaches, avions subi des discriminations. Les vazaha étaient omniprésents, voire arrogants, du fait qu’ils avaient le pouvoir. Or, leur niveau n’était pas si éloigné du nôtre…
Vous aviez donc l’intention de les renvoyer chez eux ?
O.R. : Que voulez-vous ? Nous étions Malgaches, alors que l’enseignement qu’on nous a fourni était de l’enseignement français. Nous avons étudié la géographie de la France, nous connaissions les détails des rivières et des fleuves français, mais rien sur Madagascar.
Comment vos parents percevaient-ils ces mouvements ?
O.R. : Il y avait l’aspect politique des manifestations avec les tentatives de renversement du pouvoir du Parti social-démocrate (PSD). Les fonctionnaires et les notables étaient tous membres du parti présidentiel. Ils n’étaient pas d’accord avec les manifestations, bien entendu. Les élèves et les étudiants avaient clairement revendiqué la réforme du système éducatif et la malgachisation. Ma conscience politique s’était éveillée à l’époque. Elle exprimait le besoin d’une démocratisation de la vie publique et la malgachisation de l’enseignement.
Pour vous, la première République n’était-elle donc que la continuité de la colonisation ?
O.R. : Tsiranana n’a pas eu d’adversaires pendant les élections successives. Or, il appliquait la dictature. Les scrutins étaient biaisés. À l’époque, il y avait des Français partout. Ce n’était pas seulement au niveau des enseignements, mais dans l’ensemble du système administratif. Nous étions à moitié Français. Le hetra isan-dahy (impôt per capita) était également une charge excessive pour les citoyens. C’était en réalité une manière de pousser les hommes à travailler pour les colons qui accaparaient encore de nombreuses terres dans la Grande île. Car où les citoyens pouvaient-ils avoir de l’argent pour payer cet impôt ?
Culturellement, les habitants du Sud n’avaient pas tellement besoin de travailler, car ils vivaient de leur terre. Ainsi, l’acquittement de cet impôt nécessitait d’avoir de l’argent, ce qui était perçu comme étant une injustice. Le mouvement de 1972 m’avait fait prendre conscience de cette situation. C’est pour cela que j’ai décidé de faire de la politique. Deux ans après les évènements, j’ai intégré le parti MFM. Après les émeutes et les répressions violentes du 13 mai, le PSD a sombré. Les séminaires nationaux ont commencé. Les revendications sur la nécessité d’un référendum ont émergé dans le but de passer à la malgachisation, de remodeler la coopération avec la France, ou encore de destituer le Président Tsiranana. Au mois d’octobre, le pays était entré dans la transition dirigée par les militaires.
Comment avez-vous apprécié le fait que les militaires aient pris le pouvoir ?
O.R. : Il était tout de même difficile d’accepter la situation au départ. Toutefois, des changements en termes de politique étaient appréciés : comme l’émergence du fokonolona menée par le colonel Richard Ratsimandrava. En attribuant plus de pouvoir au fokonolona, il y avait davantage de sécurité au niveau de la société. Un évènement notable s’était déroulé : l’apparition de Didier Ratsiraka qui avait mis un terme aux accords de coopération.
Certes, le départ de ces coopérants avait impacté le niveau d’étude, mais les Malgaches avaient commencé à occuper divers postes de responsabilité. Au niveau de la société, le hetra isan-dahy et l’impôt sur le gros bétail ont été supprimés. Une décision qui a eu tout de même eu de lourdes conséquences sur l’économie nationale. Les caisses étatiques avaient été fortement impactées.
Madagascar est entré dans une économie davantage nationalisée, comment la transition économique s’était-elle opérée ?
O.R. : Dès lors que le riz a été subventionné, la demande a explosé. L’offre est devenue insuffisante. Ne l’oublions pas, de nombreuses régions de la Grande île n’avaient pas forcément la consommation du riz dans leur habitude alimentaire. C’est un fait. Dans notre village natal, les produits comme le manioc ou la patate douce sont les bases essentielles de l’alimentation, mais suite à cet interventionnisme étatique, le riz était très prisé, car son prix était devenu abordable. Paradoxalement, le riz était devenu un produit de luxe. Son prix n’a dès lors de cesse d’augmenter, ce qui a entraîné également une inflation sur le marché local. La vie était de plus en plus difficile.
N’y avait-il pas quelque part un certain regret d’avoir « dégagé » Tsiranana vu la tournure qu’ont pris les évènements ?
O.R. : Le fait de voir des jeunes au pouvoir a donné de l’espoir. Politiquement, il n’y a aucun regret par rapport au mouvement de “72” . Cependant, nous avons davantage espéré que nos revendications allaient être considérées par les dirigeants. Le retour de Ratsiraka après les négociations des accords de coopération en 1973 était triomphal. Pour faire le parallèle, ce retour était similaire à celui du Barea après la Coupe d’Afrique des nations (Can) de 2019. L’amiral avait suscité un immense espoir pour le peuple malgache.
Vous avez noté que le MFM était devenu indésirable durant les premières années de la deuxième République. Cela a-t-il eu un impact sur vous ?
O.R. : J’ai été affecté à Benenitra. C’est une zone très difficile d’accès, il faut faire 40 km à pied pour aller y enseigner, dans un Collège d’enseignement général (CEG) que l’on venait de construire. Je n’ai pas eu de problèmes, car une partie de ma famille y vivait. Je n’étais pas tellement dépaysé.
Comment avez-vous trouvé le niveau d’étude des élèves malgaches ?
O.R. : Même si nous étions dans la période de la malgachisation, le niveau a été maintenu, en quelque sorte. Certes, la maîtrise de la langue française posait des problèmes aux étudiants malgaches, mais en général, les élèves n’étaient pas plus en difficulté que leurs homologues français. Le niveau en mathématiques, en physique ou dans d’autres domaines était excellent.
Puis, l’Avant-garde de la révolution socialiste malgache (Arema) a pris le pouvoir…
O.R. : L’Arema a vu le jour pendant que nous faisions notre service national. En tant que formation politique, il n’était pas aussi puissant que le Map-KMM. L’Arema ne pensait qu’à protéger le pouvoir qu’il détenait. Souvent, il y avait eu des désaccords et des frictions entre le Map-KMM et l’Arema dans tous les aspects de la société : du milieu universitaire au milieu professionnel. Par exemple, à l’université, le Map-KMM gagnait souvent les élections des conseils des résidents ou des associations pédagogiques. D’ailleurs, l’Arema avait encouragé la naissance de toutes ces associations estudiantines régionales pour affaiblir ces structures afin de contrebalancer le MFM.
Comment avez-vous gravi les échelons du MFM ?
O.R. : Après mon bac, j’avais pris le leadership du district du parti, à Tuléar 2. Une fois à l’université, je suis devenu membre auprès du Map-KMM foibe. À l’époque, nous avons eu le privilège de suivre les formations en sociologie politique dispensées par Germain Rakotonirainy. Il y avait eu une continuité entre nos séances avec les enseignants durant notre période Map-KMM et ces échanges et enseignements très passionnants avec Lynx. Tous les dimanches soir, nous emmenions de quoi noter pour suivre les séances. Il nous parlait de révolution socialiste, du monde des travailleurs, des ouvriers, des paysans, de la lutte des classes, des élections…
Il était passionné par ces sujets et inculquait en nous des valeurs humanistes. Nous avions publié le journal Ndao pendant cette période. Le titre avait été très prisé. Il faut dire que les textes étaient écrits dans tous les dialectes régionaux. Il avait attiré beaucoup de lecteurs. Les jeunes du MFM s’étaient engagés dans des ventes militantes de ce journal dans tous les quartiers d’Antananarivo. Ils étaient habillés en chemise rouge et en pantalon noir, un signe distinctif du MFM.
Le MFM a aidé beaucoup de personnes, que ce soit dans le domaine de l’éducation ou celui du travail. Pourquoi cet engagement a-t-il tenu à cœur à ce parti ?
O.R. : Les partisans du MFM ainsi que des jeunes déshérités du Zatovo ory asa malagasy (Zoam, jeunes chômeurs) ont bénéficié de l’éducation promue par le parti. Au lycée et au CEG, le parti a donné des cours gratuits. Ils étaient dispensés par des enseignants le plus souvent sympathisants. L’argent n’était pas un souci pour les enseignants de cette époque. Les enseignants dans les Écoles primaires publiques (EPP) avaient été également formés. Le MFM a consacré du temps et une importance considérable à l’éducation. Le parti a également offert du travail pour les grévistes de 1972, particulièrement les Zoam.
Le MFM a-t-il également dispensé des formations politiques ?
O.R. : Oui. Des enseignants se sont regroupés dans ce qu’on appelle Mpitolona ho amin’ny fanatanterahana ny tolom-piavotana (MFT ou militants pour la concrétisation de la révolution). Les militants suivaient des formations politiques en parallèle aux formations pédagogiques. Ces enseignants étaient très prisés, que cela soit dans les CEG ou dans les lycées.
En 1982, 10 ans après, comment avez-vous perçu les efforts déployés en 1972 devant le pays qui était littéralement en décadence ? Est-ce qu’il n’y a pas eu de frustration au sein de la MFM que le pouvoir ait été pris par les militaires puis confisqué par l’Arema ?
O.R. : Dès 1976, on a déjà pu remarquer que la situation avait pris une mauvaise tournure. Le pouvoir accaparé par l’Arema – dont les membres n’étaient que des anciens du PSD – posait problème. Au sein même du Mandatehezam-pirenena miaro ny tolom-piavotana (Front national pour la défense de la révolution, FNDR), des confrontations ont eu lieu entre le MFM et l’Arema, à cause des divergences d’idées.
Quels étaient ces points de divergence ?
O.R. : Il y en a eu beaucoup. En premier lieu, le contenu du Livre rouge (Boky mena, la Charte de la révolution socialiste malagasy ou Fototra iorenan’ny revolisiona sosialista malagasy). Il a été quasiment inspiré des idées-forces véhiculées depuis des années dans le journal Andry-Pilier. Les termes utilisés, comme vahoaka madinika, mpikarama, tolom-piavotana, etc. y avaient été plagiés. Notons que le socialisme et son concept avaient été vulgarisés à Madagascar par le Parti du congrès de l’indépendance de Madagascar (AKFM). Cependant, cette formation n’avait pas adapté les notions en langue malgache.
La “révolution” de l’AKFM avait été traduite en tolom-piavotana, bourgeoisie, mpangoron-karena, la coopérative socialiste est devenue fiharian-karena iombonana, etc. On avait retrouvé tous ces termes dans le Livre rouge, de Didier Ratsiraka. Tous les concepts avaient été inspirés de la philosophie MFM. Concernant le paysannat, des désaccords profonds subsistaient entre les deux partis, tout comme la manière de diriger les entreprises socialistes. Le MFM avait réclamé la mise en place du fokonolom-pikarama pour la cogestion de ces entreprises nationalisées.
À ce moment, avez-vous réalisé que le pays était en train de sombrer ?
O.R. : Oui, c’était assez visible.
N’avez-vous pas ressenti des regrets ?
O.R. : Le regret réside dans la conduite des affaires publiques. Nous avons voulu prendre le pouvoir, mais nous avons échoué. Pis, c’étaient les ex PSD qui étaient devenus les membres de l’Arema, comme je l’ai indiqué. La révolution socialiste – traduit par la dictature du prolétariat – connue sous l’appellation fanjakan’ny madinika a été véhiculée.
Qu’auriez-vous changé à la situation si on vous en donnait la possibilité ?
O.R. : Il y a eu des erreurs au niveau de la trajectoire que nous avons suivie comme la nationalisation. L’entrepreneuriat était politisé. L’échec de nombreuses entreprises de l’époque s’explique par le fait que la gestion des affaires de l’État ait été confiée à des fonctionnaires opportunistes non qualifiés. Manandafy Rakotonirina avait contribué à la création du Centre de formation en comptabilité (CFC) pour y remédier. Il deviendra plus tard l’Institut national des sciences comptables et de l’administration d’entreprises (Inscae). En outre, la malgachisation n’avait pas avantagé le système de l’éducation nationale dans le sens où les programmes scolaires restaient inchangés, seule la langue d’apprentissage avait basculé du français au malgache.
Plus tard, le français avait été rétabli parmi les langues d’enseignement. Les élèves étaient perdus : ils ne maîtrisaient plus ni la langue française ni leur langue natale. Aussi, au lieu d’une “mobilité sociale”, chère au MFM, la “reproduction sociale” a été perpétuée à travers le système éducatif. L’enfant d’un chauffeur de taxi-be devrait, par exemple, aspirer à une progression sociale et ainsi de suite. Nous estimons que cette situation est à la source de la corruption et du népotisme, flagrants depuis longtemps et qui se maintiennent jusqu’à présent à Madagascar.
Manandafy Rakotonirina a-t-il eu des regrets particuliers dans la façon dont il a mené la révolution ?
O.R. : Non, je ne pense pas. Après le départ des étrangers en 1972, les Malgaches ont pu avoir leur place. Que cela soit dans les domaines politique ou économique, les responsabilités étaient revenues aux Malgaches. Toutefois, le manque de compétences était indéniable. Elle a conduit à la fermeture de plusieurs entreprises. Aussi, le socialisme prônait l’État-providence alors que le budget qui était dans les caisses était assez restreint et ne le permettait pas.
Par conséquent, la population s’était appauvrie. Vers 1988, nous avions prôné une voie plus libérale. Il fallait que l’économie de marché reprenne le dessus. C’était l’unique solution pour se sortir du bourbier et pour que les citoyens créent de la richesse. À partir de ce moment, le MFM était devenu Mpitolona ho an’ny fandrosoan’i Madagasikara ou Militant pour le progrès de Madagascar. Nous avons essayé de changer de vision.
Quelle est la différence entre la manière de faire de la politique d’aujourd’hui et celle d’autrefois ?
O.R. : Il faut de la capacité et de l’expérience pour faire de la politique. C’est ce qui explique la mauvaise gouvernance actuelle. Autrefois, la plupart des enseignants étaient des sympathisants de partis politiques. Mais le centralisme démocratique de l’époque du socialisme constituait un obstacle pour ces intellectuels. La séparation des pouvoirs n’existait pas. Les enseignants s’étaient appauvris et s’étaient retirés de la scène politique. Ils avaient laissé la place aux entrepreneurs qui n’avaient pas suivi de formation en matière. Pour eux, les intérêts personnels priment bien souvent sur l’intérêt commun avec, comme enjeux, les marchés publics et les élections. C’est la source de la corruption de l’administration actuelle ainsi que celle de la monopolisation des secteurs économiques.