L’Académie nationale des Arts, des Lettres et des Sciences, qui a célébré son 120e anniversaire l’an passé, a rendu un hommage au Dr Césaire Rabenoro (1923-2002), son président de 1973 à 2002. À l’heure où l’administration peine à boucler son plan de développement, l’illustre grand commis de l’État était à l’origine d’un plan de développement ambitieux durant la première République qui a mené la Grande île dans une relative prospérité.
Depuis l’indépendance en 1960, cet intellectuel d’envergure est le deuxième Malgache à avoir occupé cette fonction après le Dr Paul Radaody Ralarosy (1958-1973). Premier Malgache titulaire de deux doctorats (en pharmacie et en sciences politiques), plein de rigueur, mais d’un abord particulier, grand universitaire, érudit, studieux, patriote, ambassadeur, ministre, planificateur, visionnaire, protestant, père de famille dévoué, voyageur infatigable, sérieux, ouvert, humble, tolérant, pianiste, perfectionniste… et gros mangeur de riz. La liste des qualificatifs pour dépeindre les mérites personnels de ce grand homme « habitué à être premier en tout » selon les mots du Pr Raymond Ranjeva, le président d’honneur de l’Académie malgache, est longue. « Il avait sans doute ses défauts, comme tout humain. Mais je ne lui en connais pas vraiment », témoigne la Pr Irène Rabenoro, sa fille benjamine et non moins membre titulaire de la même Académie.
Grand commis de l’État
Le seul véritable plan de développement de Madagascar depuis le retour de l’indépendance est celui conçu sous la Première République (1958-1972). Les économistes à l’université d’Antananarivo sont formels à ce propos. Le plan a porté les traces de la grande perspicacité du Dr Césaire Rabenoro. L’analyse historique le confirme. L’homme est le directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances en 1958-1959 et le commissaire général du Plan de 1960 à 1967. Grand commis de l’État, il laissera du sien dans les annales économiques de l’île.
L’indépendance formelle, loin des rivages de l’indépendance réelle, a mis les élites nationales de son époque mal à l’aise. « Madagascar a obtenu l’indépendance politique et non l’indépendance économique. Toutes les économies étaient encore sous le contrôle des entreprises françaises », glisse Harimino Elisé Asinome, docteur en Histoire contemporaine de l’université d’Antananarivo, en rapportant le constat personnel du Dr Césaire Rabenoro partagé par beaucoup de faits. « Il attachait beaucoup d’importance à la responsabilité qui revient aux Malgaches, dès lors que le pays a recouvré son indépendance, de travailler dur et bien pour le développer », corrobore Irène Rabenoro.
« Les étrangers détiennent les grosses parts de l’actionnariat et sont les maîtres des décisions. Les entreprises françaises dans l’import et l’export contrôlent toutes les activités commerciales, avait fait observer Dr Césaire Rabenoro, qui a aussi administré plusieurs entreprises.
Le reflet de l’économie
C’était le déclic des Journées nationales pour le développement du 25 avril au 4 mai 1962 sous l’égide du président Philibert Tsiranana (1958-1972). Des délégués venus des quatre coins de l’île y ont participé. « Les discussions se sont focalisées sur le chemin à suivre et les stratégies efficaces pour le progrès national. Les participants se sont mis d’accord sur l’élaboration d’un plan de salut national », souligne Harimino Elisé Asinome. Le congrès a donné naissance au plan quinquennal (1964-1968). Il s’agit du premier plan de développement national conçu par et pour les Malgaches. Un plan triennal (1960-1963), hérité des initiatives antérieures, l’a précédé.
Selon les précisions de l’historien, la puissance coloniale a mis en œuvre dans les années 1950 des plans de développement pour les colonies. Celui pour Madagascar est rendu effectif à partir de 1952. Son exécution a été suivie par un plan quadriennal (1958-1962), le temps où le Dr Césaire Rabenoro a migré de la direction du cabinet ministériel à la tête du Commissariat général du Plan. En outre, il a fait partie de la délégation chargée de négocier avec les autorités françaises à Paris en avril 1960 le retour de l’indépendance. La même année, des études approfondies à l’origine du Livre blanc de l’économie malgache – le reflet de l’économie des années 1950, la société malgache et les lignes de financement d’alors – ont été réalisées.
Le document a fourni les bases de discussion du congrès de 1962. L’État a financé à 54 % la mise en œuvre du plan quadriennal qui en a découlé. Le reste des contributions financières provenait des prêts et des aides extérieures.
Développement au ras du sol
Les actions sur le terrain, cristallisées autour du concept de « développement au ras du sol », ont profité aux communautés de base (fokonolona) au travers de la création d’emplois par la construction des routes, des ponts, des barrages, des puits, le reboisement… Les entreprises qualifiées se sont adjugé les grandes opérations ayant englouti près de 30 milliards de l’ancien franc malgache. Les unités industrielles de verrerie et de l’exploitation de la viande à Toamasina, de savonnerie et de tannerie à Antananarivo et de textile à Mahajanga devaient leur création à cette dynamique. Il en était de même de la construction des infrastructures modernes (bâtiments administratifs, université, logements sociaux, eaux et électricité…) à Antananarivo.
Le premier plan, exécuté à 60 %, a connu un succès réel en dépit des lacunes principalement dues aux catastrophes naturelles ayant durement affecté le secteur agricole en particulier. La croissance a alors atteint 4 % contre la prévision de 5,5 %. Comme personne ne peut plaire à tout le monde, la réalisation du plan a contrarié certaines régions. Des murmures ont gagné du terrain, parallèlement à la guerre de leadership qui a couvé au sein du parti au pouvoir, le Parti social-démocrate malgache (PSD). Cette dissension interne était même identifiée comme parmi les causes lointaines de la chute du Président Tsiranana en 1972 (lire notre numéro consacré au 13 mai 1972).
Après le bilan, les dirigeants ont organisé en 1971 un autre congrès qui s’est tenu à Ankorondrano, à Antananarivo (lire notre numéro consacré au 13 mai 1972). « La concertation entre les forces vives est indispensable pour que l’État puisse prendre des décisions valides. Ceci, pour tracer le chemin du développement qui sera transformé en charte du développement, en vue de déterminer le deuxième plan de développement », avait soutenu Dr Césaire Rabenoro, qui n’était plus au Commissariat général du Plan. Le Sénat a entériné celui-ci en octobre 1971, en mettant en exergue trois points : l’amélioration des conditions de vie des Malgaches, l’indépendance économique et la distribution plus équitable des ressources nationales.
Le nouveau plan présenté sous forme de loi porte en soi les relents des pratiques proches du socialisme. Il sera alors question de revoir le mode de gouvernance par l’amorce de la décentralisation, la création des coopératives, l’ouverture des fermes d’État et le redressement des banques, ainsi que les grandes industries. « Avant son départ du Commissariat général du Plan (pour le poste d’ambassadeur à Londres de 1967 à 1970, ndlr), le Dr Césaire Rabenoro a déjà préparé en 1967 le deuxième plan et l’a soumis au gouvernement en avril de cette année », accentue Harimino Elisé Asinome.
Un homme de son temps
La vision de l’homme d’envergure exceptionnelle est concentrée sur la mise en valeur des secteurs de production, de l’agriculture, la mise en place des coopératives et des structures syndicales, les communes, la promotion de l’enseignement technique, la formation des opérateurs nationaux, la révision de l’import et de l’export, la promotion du commerce interne et la réforme du système éducatif pour être en phase avec les besoins de la nation.
« Ces points ont été discutés lors du congrès de 1971 qui aurait dû se décliner en un plan triennal. Les participants ont insisté sur la réforme de l’éducation, celle de l’économie et la malgachisation de la gestion des affaires nationales. Ceci correspond au souhait exprimé par Césaire Rabenoro à l’indépendance. Il y est revenu lors du second plan de développement », ajoute notre interlocuteur. Ce dernier qualifie son inspirateur d’« homme de son temps » qui a le génie de faire participer les Malgaches au processus de développement national, par-delà le partage des connaissances et des expériences personnelles à des fins socialement utiles.
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