La France avait choisi d’offrir à Madagascar l’indépendance afin d’assurer la continuité de ses intérêts dans un futur Madagascar dépendant d’elle. La politisation de l’ethnicité constituait le noyau de la stratégie de préparation du « futur Madagascar ». Ce que prévoyait le colonisateur français dans les années 50 se passa effectivement en 1972.
Le processus commence formellement avec la création du Parti des déshérités de Madagascar (Padesm) en 1946. Elle continuera avec la Loi-cadre (en 1956) instituant la structuration politico-administrative de Madagascar sur la base des provinces, se concrétisera avec la configuration constitutionnelle calquée sur la Constitution française, le choix des ressources humaines agissant dans les structures administratives, le choix des futurs dirigeants politiques, et se terminera avec les accords concernant l’indépendance de Madagascar et les accords de coopération, signés entre les deux pays en 1960. Rendre permanente et possible à tout moment la politisation de l’ethnicité, constituait le noyau de la stratégie de préparation du « futur Madagascar » par le colonisateur français.
Hiérarchisation des Malgaches dans leur imaginaire collectif
Selon les concepts de politique de race et des rapports bi-communalistes, il s’agissait de créer dans l’imaginaire des Malgaches un mythe hiérarchisant les Malgaches en deux groupes opposés. D’un côté, un groupe, dont ses membres sont jugés comme « vagabonds et paresseux »1, habitant dans la périphérie dans les « basses terres » – jugé comme se sentant démographiquement majoritaire – voulant dans le passé bloquer le mouvement d’expansion vers la périphérie de l’autre groupe, inverser la situation et prendre le pouvoir.
De l’autre, un autre groupe classé comme une race à part, « une race supérieure »2, habitant « en haut » au centre du pays, jugé comme se sentant démographiquement minoritaire, ayant dans le passé des ambitions d’expansion dans toute l’île, supposé voulant rasseoir son hégémonie, jugé apte à servir dans l’administration coloniale et à fournir plus tard les mains-d’œuvre au commerce et à l’industrie coloniale. Le mythe de l’opposition « Merina-Côtiers » se trouve renforcé à travers son enracinement dans les histoires, les mémoires et les interdits d’avant la colonisation. Il détermine l’imaginaire collectif des Malgaches qui l’entretiennent de génération en génération à travers les récits des Ray aman-dReny, des raiamandreny et olombe.
L’instrumentalisation de l’ethnicité
Comme prévu par le colonisateur français dans les années 50, les Malgaches ont commencé, dès la première République, à utiliser par eux-mêmes l’ethnicité comme instrument politique pour protéger le pouvoir acquis ou pour accéder au pouvoir. L’objectif de la création de l’ethnicité « côtière » étant sa mise en opposition à l’ethnicité Merina. Il ne faut pas oublier que l’ethnicité Merina, Sakalava, Betsimisaraka, etc. a déjà existé bien avant la colonisation.
À l’entrée de l’indépendance, les élites politiques malgaches ont politisé l’ethnicité, ils ont instrumentalisé l’appartenance à un groupe ethno-régional en tant que ressource politique dans le cadre des processus sociopolitiques et l’ont utilisé comme moyen de mobilisation dans les luttes pour le pouvoir et pour la distribution des richesses.
D’une manière générale, ils le font afin de légitimer leur propre politique et/ou pour délégitimer celle de leurs adversaires politiques, qu’il s’agisse du contenu politique, des structures politiques ou des modes d’accès au pouvoir. L’instrumentalisation de l’ethnicité est toujours accompagnée d’une campagne de peur et d’un chantage politique pouvant aller de simples discours à l’utilisation de violence suivie d’émeutes, d’incendies criminels, de pillages de maisons d’habitation et de magasins. Par la politisation de l’ethnicité, il est facile pour un leader politique Merina de mobiliser des Merina contre des causes portées par des leaders « côtiers ». Inversement, il est facile pour un leader politique « côtier » de mobiliser des « côtiers » contre des causes portées par des leaders Merina.
Leviers
Arrivé au pouvoir, Philibert Tsiranana, qui voulait inverser la situation (selon le schéma préconisé par le stratège colonialiste français), avait pourtant pérennisé les anciennes structures coloniales qui l’ont préparé à prendre le pouvoir tout en s’inspirant de la gouvernance dirigiste et de l’ancienne politique autoritaire, hiérarchique et hiérarchisante du royaume merina dont il est censé éviter le retour (selon toujours le schéma des années 50 concernant le « futur Madagascar »). Le Parti social-démocrate (PSD), en tant que parti successeur du Padesm s’était beaucoup profilé en tant que parti des « côtiers » et s’est très vite emparé de tous les leviers de commande tant gouvernementaux qu’administratifs.
Il s’était confondu rapidement au fanjakana (État), d’où le fanjakana PSD. Certes, celui-ci ne donnera pas naissance à un parti unique. Toutefois, les principaux partis d’opposition – le Madagasikara otronin’ny Malagasy (Monima) ou le Mouvement pour l’indépendance de Madagascar et l’Antokon’ny kongresin’ny fahaleovantenan’i Madagasikara (AKFM) ou Parti du congrès de l’indépendance de Madagascar – restent en lice tout en étant déclassés partis régionaux et considérés comme des « entités ethniques » des Antandroy et des Merina, mettant en danger l’unité nationale. Durant la première République, le Monima n’avait pas réussi à entrer au Parlement, tandis que l’AKFM ne disposait que d’un à deux députés.
Mobiliser
Dès le début du mouvement de 1972, le régime PSD n’avait pas hésité à recourir à l’opposition « Merina-Côtiers » pour protéger son pouvoir. Le PSD et les sympathisants du Président Tsiranana ont étiqueté le mouvement de 1972 de mouvement merina agissant contre un Président « côtier » et contre les intérêts des « côtiers », afin d’inciter ces derniers à se mobiliser pour soutenir le régime PSD.
Ils ont distribué des tracts et des communiqués contenant des menaces de violence et de guerre civile si « Tananarive seul voudrait faire tomber le Président Tsiranana »3. Le fanjakana PSD, n’étant pas « autorisé » à établir à Madagascar un système d’éducation adapté aux conditions de Madagascar et aux besoins des jeunes malgaches à Madagascar, réduit dans son discours le fanagasiana (malgachisation) prôné par le mouvement de 1972 à une « merinisation », afin de le délégitimer. Cela fait suite à l’obligation de respecter les accords de coopération franco-malgaches.
Étant donné que les Merina occupaient les échelons supérieurs de l’administration et de l’armée – dont les officiers supérieurs sont dans leur grande majorité des Merina ayant fait carrière au sein de l’armée française et ensuite intégrés dans l’armée malgache après l’indépendance conformément à la « politique de race » appliquée par le colonisateur – le fanjakana PSD a mis en place (en 1964) les Forces républicaines de sécurité (FRS) censées être l’émanation des intérêts « côtiers » et se trouvant après 1971 sous la tutelle directe du président de la République.
Dans la journée du 13 mai 1972, les éléments de la police paramilitaire FRS se trouvaient sur l’actuelle « Place du 13 Mai 1972 » face à face aux manifestations qui sont dans leur écrasante majorité des jeunes non-« Côtiers ». Le comportement des étudiants et des FRS était décisif pour la suite du mouvement de 1972.
La bourgeoisie merina n’était pas non plus en reste. Elle maniait l’opposition « Merina-Côtiers » pour accéder au pouvoir. Le gouvernement de transition du général Gabriel Ramanantsoa, un Merina, supprime les budgets des provinces afin de les mettre à la disposition de l’État central dominé par la haute bourgeoisie merina… Il a, en outre, supprimé l’impôt sur les zébus qui renflouait les caisses des provinces, ainsi que l’impôt per capita introduit par la colonisation en tant qu’« impôt moralisateur » destiné à inculquer aux Malgaches le goût du travail. Cette triple suppression affaiblit financièrement et économiquement les structures provinciales censées être les fiefs des tenants du régime PSD.
Ce qui signifiait pour les leaders PSD une volonté délibérée de bloquer la décentralisation et le développement des zones périphériques identifiées de manière stéréotypée aux provinces. Ce qui, d’après le schéma prévu par les stratèges français des années 50, confirme la crainte des leaders PSD selon laquelle les Merina ne veulent pas promouvoir ceux qui vivent dans la périphérie (tanindrana).
Leaders
Face à la propagande ethniciste de la part du régime PSD selon laquelle le mouvement de 1972 serait orienté contre les intérêts des Malgaches habitant en dehors d’Antananarivo, les leaders du mouvement de 1972 avaient étendu les manifestations dans les autres régions de la Grande île. Le premier manifestant décédé dans le cadre du mouvement avait été localisé à Ambalavao, dans la province de Fianarantsoa, quatre morts avaient été enregistrés à Mahajanga ; des contre-mouvements avaient été initiés et soutenus par les sympathisants du Président Tsiranana, à Toamasina ; à la veille de la journée du 13 mai, la grève touche les six provinces du pays.
Malgré la pression du mouvement estudiantin, le général Gabriel Ramanantsoa n’a pas daigné insister sur une démission immédiate du Président Tsiranana. Il se donna une image d’un Merina ethniquement non catégorisé contre les « côtiers » qui voudrait respecter la légitimité électorale d’un Président élu et perçu comme « côtier ». Parallèlement, il offre une légitimité nationale au départ du Président Tsiranana et à son propre accès à la tête de l’État via un référendum, afin de ne pas se contenter de l’avis de la foule d’Antananarivo (supposé être la capitale des Merina seuls), mais aussi de demander le choix de la majorité « côtière » afin d’éviter une éventuelle guerre civile selon la menace de l’ethnicité politisée.
Bien avant le référendum, il autorise la tenue du zaikabe (congrès) organisé par le Komity iombonan’ny mpitolona (Kim) dont les représentants viennent de différentes régions de l’île, donc difficile à ignorer. Après sa confirmation à la tête de l’État, il a intégré des ministres non-merina parmi les dix ministres de son gouvernement. C’est de cette manière que les membres des élites politique et militaire malgaches ont formellement commencé à collaborer ensemble au nom du consensus imposé par l’ethnicisation des causes et sous la menace des kobay an-kelika.
Éternel consensus ?
En 1972 et après 1972, les membres des élites politico-militaires malgaches, malgré leur fractionnement en « privilégiés merina d’Antananarivo » et en « intelligentsia côtière », voulaient et étaient capables de trouver et appliquer un consensus tant qu’il s’agit du partage du pouvoir, des ressources et richesses du pays. Leur consensus va généralement de pair avec fihavanana, amnistie et réconciliation.
Par contre, ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur une vision d’un Madagascar futur et sur un projet commun de construction d’une future nation malgache. Ils ne trouvaient aucun consensus contre la lutte contre la pauvreté, pour la protection des ressources naturelles du pays, concernant la lutte contre l’insécurité et le banditisme de grand chemin, concernant le développement rural, le développement du secteur agricole, de l’élevage et de la pêche, concernant la protection de l’environnement et la promotion des énergies renouvelables, concernant l’industrialisation et la mise en place d’infrastructures structurantes, pour la réduction des inégalités sociales et régionales, sur un système d’éducation et d’enseignement approprié au pays, sur les structures de décentralisation des pouvoirs et de territorialisation des politiques publiques, sur le développement des jeunes Malgaches et du pays en général.
Les membres de nos élites ne veulent pas par eux-mêmes se concerter pour mettre fin à l’instrumentalisation de l’ethnicité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ils font appel à la fameuse fampihavanana malagasy (réconciliation nationale), mais continuent à ethniciser les causes et à éduquer les jeunes générations à s’ancrer dans les mythes et mémoires hiérarchisant du passé en politisant l’ethnicité.
Outre la collaboration intéressée et opportuniste avec l’ancienne métropole de certains d’entre eux, ils s’imbriquaient entre eux et avec les autres groupes de la population à travers des réseaux de clientélisme au sein desquels ils sont les patrons, les raiamandreny. Ce qui généralise dans le pays le népotisme (kiantranoantrano), l’impunité (tsimatimanota), la corruption, les trafics, le corporatisme, la protection des intérêts particuliers. Ce n’est ni une énigme ni un paradoxe si Madagascar fait partie des pays les plus pauvres du monde, alors qu’il n’a connu aucune catastrophe naturelle importante ni une guerre.
Provoquer la décadence des mémoires et mythes qui nous hiérarchisent
La « cause côtière », la « cause merina » et l’ethnicisation de toutes causes, quelles qu’elles soient, ne favorisent pas la résolution de nos problèmes et nous font stagner en termes de développement politique, économique et social et de progrès en général. Ceci exige la reconnaissance des inégalités sociales et des inégalités régionales comme notre unique principale cause.
C’est de cette manière et à travers l’éducation (fibeazana, fifanabeazana) pour un développement lovainjafy (durable) que nous pouvons provoquer la décadence des mémoires et des interdits qui nous hiérarchisent aujourd’hui 50 ans après le mouvement 1972 et qui risquent de hiérarchiser encore les nouvelles générations pour les 50 prochaines années, c’est-à-dire un siècle après « 1972 ». C’est de cette manière que nous pourrons vivre nos différences au lieu de les éviter, nous éviterons de les transformer en exclusion, en discrimination et en adim-poko (guerre civile). Les nouvelles générations auront alors une perception saine de leur identité ethno-régionale morale et pourront construire leur propre Madagascar dans un futur qui leur appartient.
Jean-Aimé A. Raveloson
Références :
Cf. Jean Fremigacci : Le colonisé. Une création du colonisateur, In : Omaly Sy Anio, Université de Madagascar, n° 5-6, 1977,
Selon Galliéni, Instructions relatives aux mesures à prendre pour favoriser l’accroissement de la population en Emyrne, In : Journal officiel de Madagascar, 15 juin 1898, p. 2018,
Cf. Rémi Rahajarizafy : Mey 1972, Antananarivo, Tranompirintim-pirenena, natonta fanindroany, 1982, p. 167, 173-174 ; voir aussi Madagascar Matin 4.12.1973, Antananarivo