Son domaine d’expertise réside dans la sociologie juridique. Dr Bruno Eugène Ravelo, du département de sociologie de l’université d’Antananarivo, porte son analyse sur les dérèglements de la société Malgache, reflétés par une relation de crise entre les citoyens et l’administration.
Quelle est votre grille de lecture concernant les violences qui secouent la société Malgache?
Dr Bruno Eugène Ravelo (B.E.R.): De nombreux facteurs entrent en jeu et s’entremêlent pour expliquer ces faits sociaux. Tout d’abord, à la base, l’État doit être respecté, cru et les citoyens doivent pouvoir lui placer leur confiance. Les évènements qui se sont produits sont des symptômes: la confiance est-elle posée sur l’État ? Le fait est que ce sont des personnes qui ont été entre les mains de l’administration, la gendarmerie en l’occurrence, que les habitants avaient réclamé pour pou- voir être jugées sommairement. Cela traduit d’un déficit de confiance très grave. Les études effectuées par mes étudiants, dans le cadre de leur mémoire, trahissent d’une perception dramatique. La plupart des personnes interrogées estiment qu’il suffit d’avoir de l’argent ou de connaître les bonnes personnes pour demeurer impuni, quoi que l’on fasse. Je ne dis pas qu’il y a forcément corruption, mais c’est un constat. Je le répète, l’État doit être digne de confiance, ses agissements doivent être crédibles. À Anjozorobe, les assaillants avaient même prévenu qu’ils allaient attaquer le hameau, cela traduit de l’impunité. L’État ne fait plus peur. C’est la première base du problème actuel. Ensuite, l’éducation est en cause. Le système scolaire Malgache traverse de nombreuses difficultés qui sont très graves. S’ajoute à la problématique de la qualité de l’enseignement le décrochage scolaire qui est dramatique. Seul entre 1 et 2% des élèves qui entrent en primaire atteint l’enseignement supérieur. Qu’en sera-t-il des 99% ? Or, la rue n’éduque pas. Comme l’école, la famille est une institution de socialisation. Or, elle est en crise également. Dans les grandes villes, les divorces sont légion, or il sera difficile d’éduquer les enfants sans un cadre bien précis. Même l’église censée éduquer n’est pas épargnée par les turbulences. Le peuple n’attend pas de miracles de la part de l’administration, mais au moins le strict minimum. Si ce dernier ne satisfait pas, la confiance est rompue.
Vous avez parlé de l’école ou de la famille comme «lieux de socialisation ». La communauté en constitue également un noyau. Quand elle est déréglée, à quoi s’attendre?
B.E.R. : Vous avez raison. L’écosystème est interdépendant : la famille, l’école, l’église, etc. J’estime que la famille et l’école occupent un rôle central dans l’éducation du citoyen. Pour en revenir aux causes de ces drames sociaux, je pense qu’elles re- posent toujours sur ce déficit de confiance des citoyens par rapport à l’État qui a l’obligation de résultat, non une obligation de moyens. Les gesticulations à gauche et à droite ne résolvent qu’en surface les problèmes de la population. Quand il n’y a pas de résultat, surtout sur ces sujets qui font mal à cette dernière, comme l’insécurité, elle n’aura pas confiance à l’administration. Pour prolonger la réflexion, la population a soif de démocratie, dans le sens où elle voudrait ne s’en remettre qu’à elle-même. Une démocratie dans le sens primaire du terme. Sur ces affaires épineuses, si on avait laissé la population décider, leurs is- sues n’auraient pas été semblables à ce qui s’est passé…
Ce point de vue est-il conciliable avec la vision républicaine qui met en son centre les institutions, comme la justice?
B.E.R. : Bien entendu, la justice populaire est inacceptable. Mais je pars du contrat social théorisé par Jean-Jacques Rousseau. Le peuple est souverain et est maître de son destin. Sur les grandes problématiques sociétales, comme cette épineuse question de l’insécurité, qu’il décide et préside de son avenir. Que la population adopte une poli- tique et qu’elle gère le crédit afin de mettre en œuvre les programmes. Elle ne pourrait plus renvoyer la balle après. Le peuple doit être souverain. À mon avis, si la justice épouse la volonté du peuple, la confiance pourrait être rétablie.
L’attaque d’un symbole de la République, comme une caserne de la gendarmerie, n’est-elle pas le signe d’une crise très grave?
B.E.R.: La crise est profonde. Je pense que les citoyens ne sont pas conscients qu’ils ont le pouvoir de décider. Car, au final, il ne faut pas oublier que l’administration émane des citoyens et sert les citoyens. Ils ne ressentent plus cette relation. À un certain moment, la population estime même que l’administration est un poids mort et il y a un fossé qui se crée. Même au niveau de l’université, nous ressentons cette si-tuation. Des étudiants ont peur d’entrer dans les bureaux administratifs. Ils ont tellement peur, alors que nous œuvrons pour les servir. Estimez-vous donc que la relation entre l’administration et les administrés pose un réel problème? B.E.R.: Effectivement, certains détenteurs du pouvoir ne font pas ce qu’il faut pour préserver la réputation de l’administration, notamment en termes d’éthique, de com- portement et de déontologie. Même si la loi n’enjoint pas les employés de la fonction publique de recevoir avec le sourire les usagers, c’est quand même la moindre des choses. Même les vêtements des agents de l’État doivent refléter ce respect de la fonction. Il faut montrer l’exemple pour que la population puisse avoir confiance, de nouveau. De manière plus générale, des rap- ports périodiques sur la situation économique, sociale et politique doivent émaner des régions, districts, communes… quasi- ment tous les jours. En théorie, le ministère de l’Intérieur et de la Décentralisation doit avoir en sa possession ces données. Le pouls de la société peut être tâté grâce à ces rapports. Si tel était le cas, la tension autour de l’enfant atteint d’albinisme aurait pu être atténuée, bien en amont. Des mesures auraient dû être prises. Certaines problématiques pourraient être résolues.
Pour vous, la société Malgache est- elle réellement en perte de repères et de valeurs?
B.E.R.: Le problème d’éducation concourt à cette perte de valeurs, même si le sens de la justice est appris dans les familles. Il est enseigné par les parents.
Avons-nous besoin d’un nouveau contrat social?
B.E.R.: Pour moi, la démocratie doit être consolidée. Le mot est tellement utilisé qu’il est devenu fade. Dans ma tête, la démocratie signifie que la population décide d’elle-même de son présent et de son futur. Les institutions doivent s’y greffer. Aujourd’hui, une poignée de personnes décide de la manière comment les affaires seront gérées. Laissez le peuple décider, l’administration et les institutions suivront le chemin. Sur ce sujet, les crises sont devenues cycliques, car la population à l’origine du mouvement – si je prends l’exemple des évènements du 13 mai 1972 – est exclue une fois que le changement s’est opéré.
Dans vos recherches, vous vous êtes intéressé au système judiciaire. Si les évènements d’Ikongo se sont produits, ils sont dus à un défi- cit de confiance au système judiciaire. Comment réconcilier les citoyens et la justice?
B.E.R. : Le processus sera difficile. Dès qu’on parle de justice, on évoque souvent la lourdeur des procédures. Je pense qu’une structure doit accompagner le justiciable, ne serait-ce que dans les procédures civiles qui sont, notons-le, à dominantes accusatoires. Le justiciable est perdu dans les dédales de procédures et dans les arcanes de la justice. Nous avons vraiment intérêt à mettre en place un accompagnement des personnes qui doivent avoir affaire avec la justice. Celui qui détient la vérité et qui a raison, mais qui ne sait pas présenter et défendre son dossier, à travers les multiples actes de procédures, peut perdre le procès. Ce qui crée de l’incompréhension. L’éthique doit être également renforcée. Si toutes les structures de contrôle sont opérationnelles, il ne devrait pas y avoir de dérive dans le milieu de la justice. Mais comme pour d’autres domaines, cette institution est déréglée.