A bien des égards, mai 1972 est perçu dans la représentation collective comme le point de départ d’une révolution qui allait changer le cours de l’histoire à Madagascar. Soubresaut d’un mouvement plus vaste qui initiait la participation citoyenne dans le devenir social, il fait écho à ce mouvement d’envergure mondiale qui a vu éclore et se développer l’engagement citoyen de par le monde.
Aux États-Unis, la rue a servi de théâtre aux mouvements de contestation contre la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam ; en France, mai 1968 a provoqué la chute de la quatrième République… Un peu partout, la voie des urnes ne constituait plus l’expression exclusive et contrôlée de la participation citoyenne à la vie publique. Il y a également la libération de la parole et le poids de l’opinion dans les grandes décisions politiques.
Tranquillité et harmonie
Au cœur de ce mouvement s’ouvre effectivement la possibilité pour le citoyen de se donner de la voix, se faire entendre et ainsi, d’agir pour orienter son devenir. À Madagascar particulièrement, la manifestation estudiantine de mai 1972 annonçait la rupture par rapport à l’ordre ancien qui rejette à la fois la période du fahagasy et l’ordre néocolonial : revendication identitaire contre la pérennité du rapport colonial, elle réclamait une justice sociale qui puisse offrir plus d’opportunités aux nationaux ; elle aspirait également à la malgachisation de l’éducation et des pratiques socio-politiques…
Du rêve de tranquillité (miadana) à la quête d’harmonie (finaritra), l’idéal du bonheur à bâtir n’était plus brûlant que dans les heures chaudes de mai 1972. S’ouvrait alors la possibilité d’une remise en cause de « l’ordre établi » et l’éventualité d’imposer par un acte « consensuel » un ordre nouveau, plus juste, plus viable.
Dysfonctionnement institutionnel
50 ans plus tard pourtant, la situation est loin d’évoluer favorablement. « Malgré d’abondantes ressources naturelles, ce pays connaît les taux de pauvreté les plus élevés au monde. L’estimation de la Banque mondiale en 2021 avance même que 75 % de la population y vit sous le seuil international de pauvreté avec moins de 1,90 $/j »1. La justice sociale reste un vœu pieux tant les fractures sociales se manifestent de façon criante entre une minorité honteusement riche et une masse qui ne cesse de s’appauvrir. De malaise en mal-être, la situation témoigne d’un dysfonctionnement qui se manifeste par les crises qui ont scandé la vie politique locale en 1991, 2002, 2009…
Pour expliquer cette situation, on peut mener des réflexions savantes pour évoquer le dysfonctionnement institutionnel chronique en termes de mode de gouvernance. On peut également se référer à la fragilité de la structure économique locale. Mais finalement, au cœur du problème, ne s’agit-il pas tout d’abord et tout simplement d’une débâcle culturelle qui révèle une incapacité sociale à construire et définir le citoyen ? Celui-là même qui serait et qui devrait être l’acteur de toute mise en œuvre de projet de développement ? En effet, au fil des décennies se sont fait sentir de manière criante la pesanteur de l’incivisme, l’absence de prise de responsabilité et la défaillance de la conscience citoyenne.
D’une décennie à une autre, se profilent et se renforcent l’apathie, la résignation et le désintérêt du Malgache lambda pour les choses publiques. Malgré les actions « relativement » limitées des sociétés civiles et le développement récent des réseaux sociaux permis par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’opinion publique a du mal à surnager. On se trouve devant une situation de déficience humaine.
Naufrage de l’opinion publique et émergence d’une culture de la frustration
Tout a bien commencé pourtant. On se souvient de ces moments d’euphorie au cours desquels les revendications populaires de 1972 ont réclamé l’intervention des militaires dans la conduite du pays. Ainsi, sous la férule du général Gabriel Ramanantsoa s’était formé un gouvernement mixte civilo-militaire.
Le colonel Richard Ratsimandrava, alors ministre de l’Intérieur, a prôné la responsabilisation des communautés de base à travers le fokonolona. C’était la période bénie où les communautés de base ont été responsabilisées pour prendre en main la gestion et l’organisation de leurs terroirs. Le capitaine de corvette Didier Ratsiraka aux affaires étrangères, quant à lui, menait avec brio la voie diplomatique pour révoquer les accords de coopération franco-malgache de 1960. Dans la foulée, tout le monde exultait de voir l’armée française quitter le pays.
L’opinion publique prenait part et s’intéressait réellement aux faits d’actualité. Sur un fond de bataille idéologique qui a comme cadre la guerre froide, les codes de lecture s’imbriquaient dans une perception biaisée du marxisme et la véhémente réaction contre l’impérialisme. Outils de propagande par excellence, les chansons influent sur la perception sociale, les sôva (genre de chanson populaire) se déclinent en textes militants. « Aza misy miteniteny ! » (Surtout ne dites rien !), « Antsika daholo daholo » (Tout doit nous appartenir) … On rêvait d’un « fanjakan’ny madinika ! » (Le triomphe du lumpenprolétariat) … La presse et la radio se faisaient écho de la révolution en marche.
Verrouillage idéologique
Toutefois, cette opportunité vivement vécue en 1972 a été très vite réduite au silence. Après l’euphorie de l’expérience de décentralisation et d’autonomisation du fokonolona, l’expérience a tourné court après l’assassinat de son initiateur. Le régime qui allait se mettre en place la deuxième République (1975-1991) a, mené une stratégie de verrouillage idéologique qui se donne comme objectif l’exclusion des citoyens de toutes les formes de débats publics. En 1976, a été institué le Front national pour la défense de la révolution (Mandatehezam-pirenena miaro ny tolom-piavotana) qui jouait le rôle de quasi-parti unique. Les partis politiques ne peuvent plus exister en dehors des lignes prescrites par le Président Ratsiraka qui a lui-même créé l’Avant-garde de la révolution socialiste malagasy (Arema).
Inspiré de la doctrine de Djoutché – le marxisme-léninisme à la sauce nord-coréenne – le pouvoir en place s’ingénie à boucler l’espace public. La radio, les médias de masse restent exclusivement à l’usage du parti au pouvoir et se font l’écho de la volonté du Président. Manipulation et conditionnement de masse se suivent pour réduire le citoyen au rang de sujets passifs tout juste bons à accepter et/ou encenser les discours enflammés du leader. Toute pratique étant culturante, s’instaure désormais dans le paysage politique malgache la tradition du culte de personnalité voué à tout leader autoproclamé qui nous survit jusqu’à maintenant.
L’opinion publique, désormais jugulée, se mue en charges émotionnelles incapables de se transformer en courants idéologiques. Le citoyen coupé de tout appareillage institutionnel se verse dans une silencieuse cacophonie de monologues : les murmures des bas-fonds («vavan’ny pelouse»).
La culture de la frustration
Cette frustration a été d’autant plus marquée que la société malgache a traversé, à l’époque, une période noire faite de privation et d’austérité. Après la décennie d’aisance relative de la première République, la seconde a opté pour une autarcie fonctionnelle. Les Produits de première nécessité (PPN) vinrent à manquer. Le rationnement des vivres obligeait les citoyens à faire la queue à quatre heures du matin pour une poignée de riz et quelques gouttes d’huile. Cette fois encore, la culture de la frustration sera largement relatée et renforcée par la vogue de chansons à texte (vazo miteny).
Seule voie d’expression permise (quoique), pour décrire la misère, les dysfonctionnements du système et autres anomalies. À travers sa composition phare intitulée Lendrema, Bekoto relate le drame en cours du petit paysan déphasé qui quitte sa terre pour se perdre dans la délinquance de l’enfer urbain. Son groupe, Mahaleo, figure illustre de toute cette aventure post-72, déclinera sous forme de clichés hautement colorés la misère, la hausse de la criminalité et la déchéance humaine (Rainivoanjo, Mamalenina, etc.).
Ils iront jusqu’à interpeller le pouvoir sur le dysfonctionnement du système à travers «Bemolanga, à propos de cette réserve de gisement pétrolifère non exploitée alors que le pays ne cesse de sombrer dans la misère. Constamment, la culture orale extrêmement imagée transparaît à travers les tubes de Lôlô Sy Ny Tariny (Lemizo, Zimbô…). Avec un humour un rien caustique, Tselonina dénonce la présence d’une nouvelle aristocratie de privilégiés qui peuvent se permettre le luxe de faire du shopping à l’étranger alors que les Malgaches se privent de tout (Izany no malaza !).
Ici et là, la parole relayée par l’oralité vient façonner la perception sociale. Mais exclu du système, le Malgache de base ne dispose pas d’espace public pour structurer sa perception en vision prospective. Ainsi, il va se forger une habitude qui restera une constante dans son comportement : celui de remâcher patiemment ses frustrations dans l’attente d’une circonstance qui lui permettra de faire exploser sa colère dans la rue lorsque la situation le permet. Ceci explique l’extrême méfiance qu’éprouvent les pouvoirs successifs vis-à-vis de toutes formes de manifestations populaires.
Hemerson Andrianetrazafy
Références :
https:/www.journaldunet.com/1208807.madagascar,
Le fokonolona (communauté autonome) de Richard Ratsimandrava a été transformé en fokontany, simple circonscription territoriale, mise sous tutelle administrative par une autorité de plus en plus centralisée,
Est-il besoin de rappeler ici que l’opinion publique s’était réfugiée dans les églises et les temples, seuls espaces de sociabilité qui ont vu l’émergence d’une conscience politique engagée (FFKM) aux premières heures de la libéralisation induite par la Politique d’ajustement structurelle à la fin des années 80 ?