Il faut consulter une carte pour pouvoir situer Ikongo dans l’immensité de la Grande île. Certains nostalgiques parlent encore de Fort Carnot. La ville est nichée dans le pays des Tanala. Elle a été frappée au cœur, le 29 août dernier.
8février 2022. Il crachine encore, le ciel est lourd, le vent souffle assez fort. Ikongo se réveille groggy par une nuit de terreur. La petite ville a été dévastée par le cyclone Batsirai. Le bilan est lourd. Dans l’ensemble du district, près de 82 morts seront recensés, sans parler des habitations détruites. Le cyclone intense a dévasté des villages entiers, rasant des mai- sons et des rizières. Ce n’est pas la première fois qu’Ikongo compte ses morts et pas la dernière fois non plus, d’ailleurs.
Soif
La ville est nichée au cœur d’une région riche en produits de rente, mais la pauvreté des habitants est quasiment endémique. Les épisodes de famine se succèdent alors que la terre est généreuse. Le peuple tanala a tou- jours vécu en harmonie avec dame nature, mais jusqu’à un certain point, la résilience a ses limites. En cas de période de soudure très dure, les fruits à pain sont consommés, avant d’autres tubercules parfois mortels, comme les veoveo qui remplacent les nourritures. Le peuple a soif de développement et surtout d’un désenclavement qui se fait attendre. Ikongo est isolé. Il faut dire que la Route nationale temporaire (RNT) 14, qui relie Ifanadiana au chef-lieu de district, est dans un état lamentable. Ce n’est plus une route, c’est un bourbier permanent.
Le chef de l’État avait promis de la réhabiliter plus d’une fois. Parmi les projets du plan Marshall dévoilé en 2020, en pleine crise sanitaire, figuraient le terrassement et le bitumage des points noirs de la RNT 14. En février dernier, le ministère des Travaux publics avait annoncé de nouveau sa réhabilitation. Las de ces promesses, le député Brunelle Razafintsiandraofa, élu dans le district de l’Ikongo – une figure majeure du parti au pouvoir – rappelle tout le temps cet engagement envers ses électeurs. «Considéré comme l’un des axes les plus difficiles du pays, la route est dans un état telle- ment piteux que les habitants du district ont été isolés pendant plusieurs années », avait souligné Jerry Hatrefindrazana, le ministre des Travaux publics, durant la dernière session parlementaire. Pour le moment, le district est quasiment oublié. Sa population est livrée à elle-même.
Enlèvements
Le 29 août dernier, Ikongo a de nouveau vécu un drame, huit mois après le passage de Batsirai. Après des semaines de tension larvée, quatre personnes présumées auteurs de kidnapping d’un enfant atteint d’albinisme avaient été appréhendées par la gendarme- rie locale. Une foule en furie s’était ruée sur la caserne. Elle voulait lyncher les individus mis en détention provisoire, car la mère de l’enfant avait été sauvagement assassinée. La famille de la victime avait entraîné une foule pour réclamer la «tête» des présumés kidnappeurs. « Malgré les évènements, je tiens à féliciter la réaction de la famille d’avoir voulu protéger le petit enfant varira», note Soja Fulgence, président de l’Association des albinos de Madagascar.
Car le fond de l’histoire est d’abord lié aux enlèvements de l’enfant albinos (voir Politikà 27), pour d’obscures raisons que l’enquête devrait clarifier. 9 heures, la gendarmerie tente de parlementer avec la population. Le lieutenant chargé de la coordination de la caserne négocie longuement avec les anciens et les notables. Cependant, munie d’armes blanches et de machettes, la foule – ivre de colère – demeure menaçante. Un périmètre de sécurité est mis en place pour pouvoir contenir la foule et «pour (la) raisonner afin d’éviter un bain de sang», a soutenu Andry Rakotondrazaka, commandant de la gendarmerie nationale, lors d’une conférence de presse le lendemain des évènements. Quand la foule a tenté de franchir le péri- mètre de sécurité, les gendarmes ont d’abord fait usage de gaz lacrymogène et auraient tiré des coups de sommation. Ces mesures ont été loin de calmer les ardeurs des manifestants.
Ils ont continué à se diriger vers la caserne. Les gendarmes ont ainsi dû ouvrir le feu pour protéger la caserne et ses occupants. Bilan : 11 morts et 18 blessés sur le coup. « En situation d’infériorité numérique et devant le risque d’une submersion ou d’une situation bien pire, on a dû finalement ouvrir le feu, touchant mortellement certains manifestants, et blessant d’autres», relate le commandant de la gendarmerie nationale.
Le récit fait par les gendarmes est loin de faire l’unanimité. Selon le député Brunelle Razafintsiandraofa, «la gendarmerie a tiré de manière aveugle et gratuite». «Il faut se mettre à la place des éléments de la gendarmerie, interpelle le général de la gendarme- rie à la retraite, Lumène Rasolofo. Il y avait, dans la caserne, leurs femmes et leurs enfants. Leur réaction était tout à fait légitime» (voir notre interview, p. 19). La nouvelle du mas- sacre parviendra rapidement à l’autorité centrale. Le Premier ministre s’y rendra le 30 août, accompagné entre autres du ministre de la Justice, du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, du ministre de la Population, de la Protection sociale et de la Promotion de la femme, mais aussi du commandant de la gendarmerie nationale. Une litanie de condamnations sur les plans national et international accompagnera ce drame social qui frappe, une nouvelle fois, Ikongo.
défaIllanCe Pour Jean Lucien, habitant de la ville et membre d’une organisation de la société civile œuvrant dans l’environnement, baptisée Comité de gestion du bassin versant Ikongo, la situation aurait explosé, un jour ou l’autre, tant le contexte social dans ce district ressemble à une cocotte-minute. «Il y a des abus perpétrés par les détenteurs du pouvoir public. Ce que les gens ne savent pas, c’est que quelques jours avant, il y a déjà eu des massacres, dévoile-t-il. Les présumés auteurs de ces actes sont connus de la justice. Ce sont des récidivistes ». La gendarmerie nationale a ouvert une enquête sur la tuerie du 29 août. Elle a été épinglée par la délégation de l’Union européenne à Madagascar qui a condamné «l’usage excessif de la force ayant mené à la mort d’une vingtaine de personnes» et qui a appelé «à une enquête indépendante afin d’établir les faits et de traduire en justice toute personne ayant enfreint la loi». Lors de la cérémonie de sortie de promotion à l’Académie militaire d’Antsirabe (Acmil), le président de la République avait soutenu que « l’enquête sera menée à son terme ».
Mais les habitants craignent qu’une fois les tensions retombées, tout sera oublié. Malgré les promesses et la présence de l’administration, les habitants d’Ikongo sont profondément sous le choc et n’espèrent guère une embellie de sitôt. « Cette tragédie s’ajoute à une longue liste de malheurs qui nous ont frappés», se désole Jean Lucien. Pour l’opposition, la défaillance de l’appareil étatique est à mettre en exergue. « Cette situation remet en cause les relations de confiance entre la population en face de la justice et les forces de l’ordre. La politique sécuritaire menée par le régime en place a montré ses limites et nécessite une réforme en profondeur. La défaillance des actions des dirigeants s’est soldée par la perte de vies humaines tant civiles que militaires», a martelé Rivo Rakotovao, le coordinateur national du parti Hery vaovao ho an’i Madagasikara (HVM), dans un communiqué. Le garde des Sceaux a botté en touche en défendant d’un manque- ment de l’appareil judiciaire, « puisqu’aucune instruction n’avait été débutée (sur les présumés auteurs du kidnapping) », a-t-il noté.
Enclavement
Mais tous s’accordent à dire que l’enclave- ment d’Ikongo est le premier des maux qu’il faut soigner. «Depuis de longs mois, le train desservant Fianarantsoa à Manakara est hors service. L’État avait promis que la mise en ser- vice de nouvelles locomotives allait résoudre les problèmes, mais ce n’est pas le cas. Or, cette ligne est l’un des seuls moyens de désenclave- ment. Là encore, c’est relatif. Il faut marcher plus d’une journée à partir d’Ikongo pour rejoindre la gare de Tolongoina», se désole Jean Lucien. En attendant, l’administration a décidé de frapper un grand coup. Le chef de district d’Ikongo ainsi que le directeur général de la Sécurité publique de la région Fitovinany ont été limogés de leurs postes.
« Une fois de plus, l’administration s’est trom- pée d’adversaire. Limoger le chef de district qui était quand même bien vu auprès de la population ne va pas résoudre nos problèmes», déplore Brunelle Razafintsiandraofa. D’ailleurs, le Syndicat national des adminis- trateurs civil (Synad) n’a pas manqué de réagir. Il a « condamné avec fermeté les sanctions prononcées contre nos confrères n’ayant com- mis aucune erreur comme cela a été le cas avec le chef de district d’Ikongo et de bien d’autres ». Pour le Synad, il ne s’agit pas de «défendre ceux de leurs camarades qui auraient enfreint la Loi ». Il indique cependant vouloir « mener des enquêtes afin d’éviter les accusations non fondées ».
Cette enquête, comme celle que la gendarmerie a diligentée (voir encadré), si elles aboutissent, devraient déterminer les responsabilités de cette tuerie, tant les versions divergent. « Il faudrait spécifier les responsables en amont, c’est-à-dire les commanditaires de l’enlèvement de l’enfant atteint d’albinisme. L’appareil judiciaire doit être efficace sur ce cas et sur tous les autres. Les élections approchent et les fausses croyances qui portent atteinte à la population albinos deviennent de plus en plus inquiétantes», se plaint Soja Fulgence. «Les abus de certains agents de la fonction publique doivent s’arrêter. Cela crée de la frustration auprès des citoyens. Une tension qui explosera, tôt ou tard », partage Jean Lucien. Deux semaines après le drame, Ikongo pleure toujours ses enfants. Il crachine encore, le ciel est lourd, le vent souffle assez fort. Ikongo porte le deuil.